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Nobels 2010 : une cuvée résolument politique

Publié le 13 octobre 2010 par Labreche @labrecheblog

La semaine dernière était celle des prix Nobel. Et, pour ceux qui avaient été déçu par les récompenses de 2009, par le prix trop consensuel décerné à Barack Obama, ou par la faible notoriété de Herta Müller (pourtant très recommandable), l'année 2010 a réservé des surprises, en initiant polémique sur polémique.

Médecine : Robert G. Edwards réveille l’anti-scientisme catholique

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Il devait s’agir d’un prix incontestable. Robert G. Edwards, pionnier de la médecine reproductive, premier scientifique à avoir réussi, en 1978 avec l’aide du chirurgien Patrick Steptoe (mort en 1988), une reproduction par fécondation in vitro et transfert embryonnaire, est l’auteur d’une avancée incontestable dans le domaine médical. Qu’on en juge : depuis ce premier « bébé-éprouvette », la Britannique Louise Brown, quatre millions d’enfants sont ainsi nés de couples condamnés sans de telles avancées à la stérilité.

C’était sans compter sur le Vatican, qui a vigoureusement protesté contre ce prix par la voix du président de l'Académie pontificale pour la vie, Ignacio Carrasco de Paula, chargé des questions éthiques. Ce dernier emploie en effet un raisonnement imparable : « Sans Robert Edwards, il n'y aurait pas un marché où sont vendus des millions d'ovocytes [et] il n'y aurait pas dans le monde un tel nombre de congélateurs remplis d'embryons. » En rendant un scientifique seul responsable de la portée de sa découverte (et non, par exemple, les dirigeants politiques chargés d’encadrer toute pratique, ce qui explique par exemple les différences de législations nationales sur la question de la conservation des embryons ou sur celle des mères porteuses), M. Carrasco de Paula renoue avec les méthodes employées en d’autres temps contre les théories de Copernic et ses défenseurs, comme Giordano Bruno ou Galilée. Si l’Église catholique de France s’est fait remarquer par une plus grande discrétion sur le sujet, les protestations parfois violentes vont bon train sur les sites internet et sur les blogs. Une polémique qui vient rappeler la régression du Vatican sur les questions scientifiques, depuis la timide ouverture entamée par Jean-Paul II, reconnaissant en 1996 que la théorie de l’évolution est « plus qu’une hypothèse », jusqu’aux prises de position de Benoît XVI défendant en 2007 « l'option de la priorité de la raison créatrice au début de tout et principe de tout », et contredisant en particulier la théorie de la sélection naturelle de Darwin.

Littérature : Mario Vargas Llosa, inévitable

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Ses supporters n’y croyaient plus. Chaque année placé parmi les favoris, Vargas Llosa semblait condamné à ce que le Nobel lui échappe, de même que d’autres écrivains souvent évoqués sans succès (Philip Roth, Amos Oz, Claudio Magris). Pourtant la récompense lui est finalement revenue cette année, « pour sa cartographie des structures de pouvoir, et ses images mordantes de la résistance, de la révolte et de la défaite de l’individu ». Une récompense qui paraît avant tout adressée aux travaux de jeunesse de Vargas Llosa, en particulier à ses trois premiers romans magistraux sur son Pérou natal, qui évoquent largement le fonctionnement politique et social de ce pays, et situent des destins individuels dans ce cadre difficile : La ville et les chiens (1963), histoire de violence et de corruption dans un collège militaire de Lima ; La maison verte (1965) qui voit graviter différents personnages autour d’un bordel, dans un récit doublé d’une analyse des pouvoirs locaux et des relations entre chrétiens et indiens ; Conversation à La Cathédrale (1969), description sombre et désespérée de la dictature de Manuel Odría dans les années 1950. La suite de la carrière d’écrivain de Mario Vargas Llosa fut tournée vers une littérature plus divertissante, à quelques exceptions près, en particulier deux œuvres majeures : La guerre de la fin du monde (1981), roman historique sur la guerre de Canudos, en 1897, entre des colons du Nordeste brésilien et la jeune République indépendante ; et La fête au bouc (2000), qui conte les derniers jours de la dictature de Trujillo en République dominicaine.

Mais avec les ans, la figure de Mario Vargas Llosa est devenue aussi politique que son œuvre romanesque. Car Vargas Llosa, marxiste convaincu dans les années 1960, comme en témoignent ses trois premiers romans, fut aussi l’un des premiers à revenir du castrisme dans les années 1970, et à devenir un opposant constant des régimes autoritaires se réclamant de la gauche, comme aujourd’hui celui d’Hugo Chávez  au Vénézuela. Dans les années 1980, Vargas Llosa se rapproche du néolibéralisme de l’école de Chicago, et se présente aux présidentielles péruviennes de 1990. Son programme, inspiré du « consensus de Washington » qui a alors cours en Amérique latine (austérité, libéralisation des marchés, privatisations), effraie les couches populaires qui permettent l’élection d’Alberto Fujimori face à l'écrivain au deuxième tour.  Depuis lors, Vargas Llosa vit essentiellement à Londres et en Espagne, même s’il se rend chaque année au Pérou.

Le Nobel vient donc récompenser l’écrivain et ses travaux de jeunesse plus que l’homme et ses idées affirmées depuis trente ans. Mais si l’engagement politique de Vargas Llosa reste discutable, toute critique à ce sujet mérite du moins aussi d'être relativisée, s’il s’agit de le comparer à Fujimori, parti en fuite en 2000 avant d’être extradé et condamné en 2009 par un tribunal péruvien pour atteinte aux droits de l’homme (en raison des massacres de Barrios Altos en 1991 et de La Cantuta en 1992, et de l’enlèvement de journalistes), et pour corruption. Vargas Llosa fut l'un des rares à tenter de franchir le pas de l'action politique, mais ne quitte pas pour autant les voix à retenir dans ce que la littérature latino-américaine a de plus politique au XXe siècle, aux côtés d’Alejo Carpentier, Octavio Paz, Carlos Fuentes, Guillermo Cabrera Infante ou encore Reinaldo Arenas.

Paix : Liu Xiaobo, la Norvège n’a pas cédé

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Les dirigeants chinois ont tenté jusqu’au bout d’empêcher qu’il soit récompensé, mais le dissident chinois Liu Xiaobo est bien le Nobel de la paix 2010, « pour sa lutte longue et non-violente pour les droits fondamentaux de l’homme en Chine ». Ainsi en a décidé le comité Nobel norvégien, institution dont les cinq membres sont nommés par le Parlement d’Oslo. Une décision qui témoigne d’un certain courage, vu de Paris, où ni le chef de l’État, ni le chef de gouvernement n’ont fait la moindre déclaration depuis l’annonce du résultat, le 8 octobre. On se souvient par ailleurs qu’après avoir affiché une attitude très directe sur la question du Tibet, le président français avait finalement cédé aux pressions en se rendant aux Jeux olympiques de Pékin en 2008, et en courtisant le régime chinois jusqu’à se voir accorder un voyage de réconciliation, séance d’humiliation publique vécue en avril dernier.

Connaître le parcours de Liu Xiaobo permet de saisir la portée de la décision du comité, et pourquoi cette récompense était attendue, et même demandée, par exemple par le magazine Foreign Policy qui l'incluait en 2009 dans une liste de grands oubliés du prix Nobel de la paix : un oubli réparé parmi tant d’autres devenus définitifs par la force des choses (la liste incluait entre autres Gandhi et Eleanor Roosevelt), ou  probablement par manque d’actualité (Václav Havel). Diplômé de lettres, professeur de littérature, Liu Xiaobo est aux États-Unis à l’époque des événements de Tienanmen en 1989, et rentre immédiatement à Pékin afin de participer au mouvement. Dès lors, il devient l'infatigable avocat de réformes, en faveur d’élections démocratiques, d’une totale liberté d’expression, et de l’instauration d’un régime transparent répondant au principe de la séparation des pouvoirs. Un engagement qui le mène, il y a deux ans, à participer à la rédaction d’un manifeste, la « Charte 08 », qui s’inspire de l’initiative tchécoslovaque de la « Charte 77 » et réunit plus de 300 intellectuels. C’est à la suite de cette initiative que Lu Xiaobo, qui a déjà purgé trois peines dans les prisons et les camps de travail chinois dans les années 1990, et a vécu le reste du temps, depuis 1989, en résidence surveillée, est de nouveau emprisonné et condamné à onze ans de réclusion, jusqu’en 2020.

Premier récipiendaire du Nobel qui remet en question le régime chinois depuis le Dalaï-lama en 1989, Liu Xiaobo a appris la nouvelle par sa femme Liu Xia, dès dimanche. Une chance que ne connaîtront pas la majorité des Chinois de République populaire, les médias ayant été filtrés dès l’annonce de la décision du comité. Liu Xiaobo a demandé à cette occasion à son épouse de se rendre à la remise de la récompense pour l’accepter en son nom, mais une mesure d’assignation à résidence vient d’être infligée à celle-ci. La Chine a réagi sans surprise : outre les critiques envers la décision norvégienne, des manifestations improvisées en l’honneur de celle-ci ont  par ailleurs été immédiatement réprimées à Pékin. Il faudra donner d’autres tribunes aux dissidents chinois pour faire entendre et respecter leur parole. Liu Xiaobo n’est que l’un d’entre eux : rappelons que Hu Jia, Gao Zhisheng, Zhao Changqing, Li Qingxi et d'autres militants de la démocratie et des droits de l'homme sont toujours privés de leur liberté et de leurs droits par Pékin.

Économie : Peter Diamond, un Nobel trop peu qualifié pour la Fed ?

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Ce lundi était annoncé le prix Nobel d'économie (ou « prix de la Banque de Suède »), récompense qui revient en 2010 au trio constitué de Peter A. Diamond, Dale T. Mortensen et Christopher A. Pissarides, pour leurs travaux sur les frictions de recherche sur les marchés, en particulier sur le marché du travail. Une décision à la portée double. Le premier message est direct et fort, en un temps où les taux de chômage dans les pays développés frôlent les 10% (France, États-Unis) ou les dépassent allègrement. Le chômage n'est pas seulement un phénomène volontaire, ou le résultat de l'inadéquation entre offre et demande pour un niveau de salaire donné (le salaire minimum, par exemple). Il résulte également des structures du marché du travail, en particulier des structures liées à la recherche d'emploi (pour le demandeur) et à la recherche de candidats adéquats (pour l'entreprise). Les travaux de Diamond, Mortensen et Pissarides permettent ainsi de mieux comprendre le chômage « frictionnel » et pourquoi il peut varier, et incitent à l'amélioration constante du système d'accompagnement des chômeurs pour rechercher un emploi autant qu'à la réduction des freins à l'embauche : seules de telles politiques, en effet, peuvent compenser la propension des entreprises à détruire des emplois, plus forte que celle les conduisant à embaucher. Mais cela demande évidemment d'autres investissements que la simple fusion ANPE-Assedic, réforme présentée par le ministre de l'économie français Christine Lagarde comme inspirée par les Nobels. Cette dernière fait également une erreur grossière en y mêlant la question de la flexibilité : celle-ci ne peut être conçue que comme une conséquence éventuelle d'un marché du travail plus efficace, non comme une solution par elle-même.

Mais ce prix résonne aussi d'une façon particulière aux États-Unis où Peter Diamond fait l'objet d'une polémique houleuse. Choisi par Barack Obama pour siéger au bureau des gouverneurs de la Fed (la Réserve fédérale), Peter Diamond (qui, à 70 ans, a aussi eu parmi ses étudiants au MIT l'actuel président de la Fed, Ben Bernanke) a vu sa candidature rejetée par le Sénat, sous prétexte qu'il ne serait pas qualifié pour un tel poste. Une opposition purement partisane, menée par le Sénateur républicain de l'Alabama Dick Shelby, alors même que le contexte fait craindre une hausse du chômage structurel. Cette actualité n'a peut-être pas pesé sur la décision de l'Académie royale des sciences de Suède, mais ce Nobel bienvenu devrait aussi peser sur la levée de ce blocage, le choix de Peter Diamond ayant été réitéré par la Maison blanche.

Crédits iconographiques : 1. © Sheikh Hamdan Bin Rashid Al Maktoum Award for Medical Sciences – 2. © Ulla Montan/Norstedts – 3. Domaine public – 4. © MIT.


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