Depuis quelques mois deux slogans s'imposent dans toute les manifestations, Rêve générale et Je lutte de classes, qui disent tous deux, je crois, bien l’état de l’idéologie de gauche en France et de ce que pensent, au fond d’eux-mêmes, manifestants et électeurs. D'où leur succès qui transcende les organisations, les partis politiques et les consignes syndicales.
Tous deux sont d’abord de belles formules qui savent d’un jeu de mots faire théorie. L’invention langagière, qui a tant fait pour le succès de 68 et que l’on a si souvent attribuée aux situationnistes, est toujours vivante à gauche, même si elle n’a plus la vigueur qu’elle pouvait avoir autrefois.
Rêve générale a été inventé par le CnR, une réunion de gens de gauche de tous horizons, certains militants, d’autres pas, qui veulent combattre l’inertie des grandes organisations syndicales. Leur acronyme renvoie naturellement au Conseil National de la Résistance, mais sa typographie avec un n minuscule entre deux consonnes en majuscule signale la différence.
Si ces gens n’ont pas lu Derrida, ils ont saisi l’essence de ce qu’il appelait “differance”, concept qui reprenait les deux sens des mots construits sur la racine “differ” : “être différent de” et “différer”, retarder, proroger. La résistance d’aujourd’hui est différente de celle de la guerre, mais elle y renvoie et en même temps, elle la diffère. Jamais ce programme n’a été appliqué. Et si l’on peut encore y penser, c’est en sachant bien qu’il sera pour toujours différé. Cette résistance est plus un projet, une attente, un désir qu’une réalité et la petite note en rouge, Utopie debout le souligne. A moins, et c'est toute la richesse et donc l'ambiguïté de ce slogan qu'il ne faille l'entendre comme la volonté de différer l'abandon du programme de la résistance…
Rêve générale dit tout cela : on rêve de la grande tradition anarcho-syndicaliste de la grève générale, du grand soir, prémisse de lendemains qui chantent, mais on sait en même temps qu’elle ne peut être autre chose que cela, un rêve qui, s’il se réalisait, par extraordinaire, n’amènerait que des lendemains tristes, ce qui n'interdit pas d'y rêver.
La gauche n’a pas perdu ses mythes, mais elle les regarde avec un mélange de mélancolie et de réalisme. On est bien loin du “Révons d’ore” que Frédéric Rossif tirait de “Révolution d’octobre” que Jean-François Lyotard analysait dans Le travail du rêve ne pense pas (in Esthétique, 1968, ici une traduction en anglais).
Je lutte des classes a été imaginé par un graphiste, Gérard Paris-Clavel. Son succès tient à sa subtilité et à la contradiction que vivent dans leur intimité les militants de gauche. Convaincus des vertus du combat collectif, de l’existence d’une communauté de préoccupations, de situations, d’intérêt entre tous les salariés, la preuve : ils se réunissent pas centaines de milliers pour manifester, ils savent également bien que chacun se détermine en fonction de ses intérêts immédiats. Ils ne choisissent plus entre la théorie des classes des marxistes et l’individualisme méthodologique des sociologues à la Boudon, ils tentent une impossible rencontre de l’un et de l’autre. Difficile alliance de l'individualisme et du collectif qui me rappelle un autre slogan d'il y a quelques années : Le sida ne passera pas par moi, autre affirmation de soi qui avait connu un vrai succès puisqu'il avait été repris dans des contextes très différents (le libéralisme, la privatisation… ne passera pas par moi).