"Je suis devenue un être complexe. Je n'arrive plus à sentir une émotion à la fois, je suis partagée entre des contraires qui m'habitent et me secouent."
Ne le cachons pas: après lecture de Captive(Clara Rojas) et d' Ingrid et moi. Une liberté douce amère (Juan Carlos Lecompte) - dont chroniques sur ce blog - nous attendions avec impatience le récit d'Ingrid Betancourt.
Je vous le dis d'emblée: c'est un récit fort. Digne. Formidable. Qui n'entame en rien la validité des deux autres publications. Qui laisse, c'est sûr, sur leur faim, les lecteurs qui veulent avoir le fin mot de l'attitude de l'ex-otage envers son ex-mari. Mais après tout, cela nous regarde-t-il?
Le propos se concentre sur les six longues années de captivité de la sénatrice, dans une jungle difficile et sauvage - forcément - aux prises avec des commandos de FARC, le plus souvent hostiles, voire haineux. Autoritaires. Injustes. Arbitraires. Un univers concentrationnaire où le seul enjeu devient la survie et la conservation -vitale- de la dignité: " Les journées semblaient ne pas avoir de fin, étirées cruellement entre la détresse et l'ennui."
"Je vivais le présent dans l'éternité de la douleur, sans l'espoir d'une fin."
" Le plus grave n'était pas de mourir mais de devenir ce qui me dégoûtait le plus."
Une question majeure, pragmatique se pose, à la lecture, des effroyables conditions sanitaires, d'hygiène et de détresse morale auxquelles les otages ont dû faire face: comment ont-ils survécu? Comment Luis Elado Péres, as " Lucho" , sénateur, diabétique avéré ,a-t-il surmonté l'absence de médication pendant plusieurs années?
Et puis, une révélation, vitale: c'est dans ces circonstances extrêmes que l'humain - Ingrid Betancourt en l'occurrence - apprend à connaître les vraies limites de son caractère. A s'en étonner. S'en indigner parfois. Conférant aux propos une note de sincérité louable: "J'observais une transformation de moi-même que je n'aimais pas. Et je l'aimais d'autant moins que je ne la supportais pas chez les autres."
Par ce récit, l'auteur se départit de l'image sanctifiante que nous avons voulu lui prêter et qui a fait que nous ne lui avons pas pardonné le moindre couac. Elle livre une analyse fine et percutante des relations humaines qui sévissent dans un microcosme, retiré du monde et soumis à des lois ..très discutables. Et l'on découvre que les geôliers - en l'occurrence, les FARC - ne jouissent guère d'une liberté supérieure à celle de leurs otages: ils doivent constamment vider les campements pour échapper à l'armée, s'enfoncer au plus profond de la jungle. Aucun membre ne quittera les forces armées sans être ..exécuté.
Une plongée au coeur de l'enfer.
Une leçon de dignité exemplaire.
Une lecture plus que salutaire.
Qui vous poursuit et ne vous laisse indemne.
Apolline Elter
Même le silence a une fin, Ingrid Betancourt, ed. Gallimard, septembre 2010, 700pp, 24,9 €