Où l'on voit que lorsque la vie qui tarde à venir, le pauvre Adam a la crête en berne et Eve est (encore) coupable de vouloir la croquer à pleines dents.

Par Chroniqueur

Ils se sont à nouveau trouvé face à un homme assis derrière un bureau, en blouse blanche, encore plus qualifié: un Professeur cette fois-ci. Il leur a expliqué avant tout que, dans ce domaine, on ne savait pas grand-chose, et que tout ça restait quand même très mystérieux. Cet aveu d'humilité les a rassurés de la part d'un spécialiste, même s'ils commençaient malheureusement à bien s'en rendre compte, qu'on ne peut pas grand-chose. Ils lui ont donc expliqué une fois de plus toute leur histoire, celle qui se vit dans l'intimité du couple et qui ne devrait regarder personne d'autre qu'eux. Leur problème, c'est le temps qui passe et la vie qui les porte peine à prendre en dehors d'eux. Ils ne parviennent pas à passer le témoin plus loin, leurs corps sont comme deux silex inopérants: la flamme ne surgit pas. Quelque chose ne tourne pas rond et leur monde se met à tourner autour de cette carence qui ne s'incarne pas. Alors, ils aimeraient qu'il les aide à coudre ensemble ce bout de futur. Ils sont venus poser ce vide sur la table du docteur afin qu'il scrute la faille, qu'il y mette son savoir et son expérience de botaniste humain.
C'est surtout elle qui parle, elle arrive à mettre des mots sur ces fleurs qui ne bourgeonnent pas. Il est épaté par le vocabulaire qu'elle a appris sur le sujet. Pour sûr, elle a dû en baver pour retenir des mots qui comportent autant de consonnes. Lui est plus taciturne, il ne sait pas trop quoi dire, il ne comprend pas trop, il pensait que ce serait moins compliqué, qu'il n'y avait qu'à... Il n'a plus tout à fait la tête du vainqueur. Le tireur d'élite commence à douter de son habileté. D'ailleurs, il s'est aperçu que les autres hommes croisés dans la salle d'attente ne roulent pas les mécaniques - puisque, d'une certaine manière, c'est de moteur qu'il s'agit. Ici, la crête des coqs est en berne. Ils se donnent un peu des airs d'être venus pour elle. Mais ils ne tarderont pas, comme lui, à être ramenés dans le champ d'investigation. Le docteur lui explique qu'il y a de fortes probabilités que ce soit lui le problème - lui, le sexe fort! Après avoir largement malmené sa compagne pour confirmer que, chez elle, tout va très bien, on se tourne enfin vers lui. Lui, quelque part, il se doutait bien qu'il ne s'en tirerait pas à si bon compte, il se sentait déjà coupable de se voir soumis à si peu d'examens. Il aurait voulu souffrir un peu plus pour pouvoir prouver sa bonne foi, son engagement. Et puis, il avait vite compris que ces protocoles étaient faits par des hommes: on commence les recherches du côté d'Eve, qui se doit d'être coupable, avant de se tourner du côté de ce pauvre Adam, qui est un peu tout désolé, les bras ballants, prêt à s'excuser de ne pas s'être dénoncé plus tôt. Il s'attendrait presque à entendre le docteur lui dire:
- Saligaud, mais alors c'est vous la mauvaise graine!
Pendant qu'elle était gavée d'hormones, anesthésiée, laparoscopée, lui n'a dû se livrer qu'à un acte somme toute pas très compliqué, tout à fait à sa portée. Il s'est rendu dans un laboratoire où tout était préparé, même un film et des revues, pour le soutenir, au cas où. Et maintenant, il est assis là comme un enfant pris en faute devant le maître d'école, osant à peine lever les yeux pour regarder sa camarade de classe. C'est donc lui qui payerait des chèques en blanc? Jusqu'à présent, il avait batifolé sans conséquence et sans objectif, de manière superfétatoire. Mais maintenant, on lui demande de rendre des comptes: combien de millions peut-il fournir? Dans quelle monnaie? Avec quel taux de conversion? Il doit être solvable, et il n'a pas du tout envie de voir un autre lui faire crédit!
Le médecin leur explique qu'on va faire le coq et l'oeuf à leur place. Suite à une sélection rigoureuse, on va choisir le nageur winner, le futur contribuable sera choisi pour sa bonne tête - si ce n'est pas du délit de sale gueule ça. On va même la grossir sept cents fois au microscope pour s'assurer qu'il n'a pas ni tares, ni caries. Il ne peut s'empêcher d'avoir une pensée émue pour ce pauvre spermatozoïde qui va être traqué comme un fugitif. Il l'imagine en train de tenter de s'enfuir, mais avec leurs trucs hyper-sophistiqués, il ne peut pas leur échapper. Il est seul, haletant, tremblant de peur de tout son flagelle - qu'on va lui couper d'ailleurs. Il préférerait mourir plutôt que de livrer son secret à d'autres qu'à Dame Ovule. Il n'a pas demandé à être là d'ailleurs. Il rêvait d'une belle carrière, de tenter sa chance, de devenir humain et d'un petit foyer. Depuis sa plus tendre enfance, il avait éprouvé ce besoin profond de se compléter, de se développer, d'aller au-delà de lui-même. Et voilà qu'on allait lui sonder les reins, voir de quoi il est fait, questionner son hélice, scruter sa dot biologique. On ne laisse pas à ce Lancelot la chance de prouver qu'il est le meilleur. La progéniture à venir n'est encore que la moitié d'elle-même, et elle doit déjà passer des examens, être sélectionnée. Oui, lui qui n'a jamais été un très bon élève à l'école, il compatit pour ce pauvre spermatozoïde qui était prêt à se lancer dans le périple meurtrier qui se livre dans le silence de la chair, sur les autoroutes mortelles de la création, où les graines roulent à tombeau ouvert vers leur destinée, selon des règles qui dépassent notre entendement et notre compréhension. Et puis qui sait, peut-être qu'il n'est pas bon en math, mais qu'il excelle dans les courses d'orientation et la natation! Il hésite presque à demander au Professeur si on pourra laisser certains de ses spermatozoïdes redoubler.
Tandis que la consultation se poursuit, il regarde par la fenêtre. C'est une belle journée. Le printemps n'est pas loin et il sent que malgré le temps qui passe, malgré les échecs successifs, malgré tout, il garde profondément confiance. La vie est imprévisible et elle met en déroute nos maigres prévisions. On planifie, on agende, on aimerait que ceci soit maintenant et cela après, mais elle ne tient pas compte de nos petits arrangements et nos grands rendez-vous sont toujours inattendus. On peut tout au plus créer les dispositions intérieures favorables et rester vigilant. C'est pour cela qu'il est rassuré. Le peu de prise qu'il a sur la vie prouve que tout est possible, et bien au-delà des moyens et des forces qui seraient les siennes. Quand l'homme a fait tout ce qu'il a pu, il reste encore beaucoup de marge pour le destin. Peut-être qu'il ne sait pas interpréter le sens du bouton de rose ou du chant du merle. Ils n'en restent pas moins que ce sont des compagnons familiers, porteurs d'émotions quotidiennes qui n'ont pas besoin d'être comprises pour être transmises. Comme la vie.
On n'est sans force contre rien et une femme qui désire un enfant veut de la vie dans ce ventre qui réclame d'être augmenté, pour qui elle pourra se donner tout entière, elle veut être prise par ce miracle, voir son corps s'arrondir et grossir, porter en elle son devenir de mère. Elle est plus grande que l'homme dans ce qui est devenu un combat, c'est évident. Elle est comme une tige qui demande sa fleur, sa nécessité de bourgeonner bat fort sous sa peau. Elle se fécondera dans le même temps qu'elle abritera cette vie à venir qui la bouleversera, qui la saisira au plus profond de sa chair. Elle prend son désir en main, elle décrète l'état d'urgence, elle jette ses forces en avant. Il sent qu'elle lui échappe à ce moment, qu'elle livre un combat commencé bien avant lui, bien avant elle-même. Sans vouloir se faire passer pour plus démuni qu'il ne l'est, il se sent en ce moment comme un badaud qui observe depuis le rivage un bateau en prise avec du gros temps. Il perçoit même une forme d'incommunicabilité fondamentale entre eux - et tout à fait naturelle, si naturelle comme un désir qui ne se pense pas, comme une forme qui cherche à s'accomplir. Il est ridicule avec ses conseils de sagesse prêt-à-se détendre, "tu devrais lâcher-prise ma chérie, laisser faire" - on dirait une copine malintentionnée, alors que tout repose sur le résultat: que ça prenne, que ça croche, que ça s'accroche, que ça se mélange, que ça virevolte et que ça pleure! Elle préférerait crever que de lâcher quoi que ce soit! Comme elle est belle dans son orgueil vital. Et comme le chemin du mâle est bien différent, lui qui pleurniche qu'on lui accorde moins d'attention quand la femme est enceinte, mais enfin, tout de même, ce n'est pas pour un précipité de concevable délivré au bout de quelques minutes que ça fait de lui un père. Un géniteur, tout au plus, il lui faudra faire encore du chemin pour intégrer son rôle et matérialiser cette abstraction.
Le printemps finit toujours par venir, d'une manière ou d'une autre. Il n'aura certainement pas le visage attendu et défiera toutes les représentations qu'ils pourraient se faire. Mais si dans le tourbillon de la vie, ils se sont reconnus parmi des milliards d'êtres humains, il y a de bonnes chances pour qu'ils trouvent d'autres correspondances fertiles entre eux. Oui, ce printemps viendra, et si patience est tout, comme le dit le poète, c'est parce que la confiance la porte:
"Là, le temps ne peut servir de mesure, l'année ne compte pas, et dix ans ne sont rien; être artiste veut dire: ne pas calculer ni compter; mûrir comme l'arbre qui ne hâte pas sa sève et qui, tranquille, se tient dans les tempêtes de printemps sans redouter qu'après elle puisse ne pas venir l'été. Il vient de toute façon. Mais il vient seulement chez ceux qui, patients, sont là comme si l'éternité s'étendait devant eux, insoucieusement, calme et ouverte. Je l'apprends tous les jours, je l'apprends au prix de douleurs envers lesquelles j'ai de la gratitude: la patience est tout !" (Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète.)
Photographie - Boubat