Traduction de l’opuscule de Murray Rothard, Anatomy of the State.
Ce que l’État n’est pas
L’État est presque universellement considéré comme une institution de service social. Quelques théoriciens vénèrent l’État comme s’il était l’apothéose de la société ; d’autres le considèrent comme une aimable, bien que souvent inefficace, organisation destinée à atteindre les buts sociaux ; mais presque tous le considèrent comme le moyen nécessaire pour réaliser les buts de l’humanité, le moyen qui peut s’opposer au « secteur privé » et par conséquent qui peut souvent gagner contre lui cette concurrence des ressources. Avec l’avènement de la démocratie, l’identification de l’État à la société a redoublé, jusqu’à ce qu’il soit devenu usuel d’entendre des assertions qui pourtant violent pratiquement tous les principes de la raison et du bon sens, du genre « nous sommes le gouvernement ». Le terme collectif « nous » a permis à un camouflage idéologique d’être placé au-dessus de la réalité de la vie politique. Si « nous sommes le gouvernement », alors tout ce qu’un gouvernement fait à un individu est non seulement juste et non tyrannique, mais au surplus « volontaire » de la part de l’individu concerné. Si le gouvernement a contracté une dette publique énorme, qui doit être remboursée en imposant un groupe au profit des autres, la réalité de ce fardeau est obscurcie par ceux qui disent : « nous la devons nous-mêmes » ; si le gouvernement réquisitionne un homme, ou le jette en prison pour opinion dissidente, alors on estimera que cet homme fait cela « à lui-même » et, qu’en conséquence, rien de malveillant ne s’est produit. Avec un tel raisonnement, aucun juif assassiné par le gouvernement nazi n’aurait été réellement assassiné ; au lieu de cela, les Juifs se seraient donc « suicidés », puisqu’ils étaient le gouvernement (lequel a été démocratiquement élu), et, en conséquence, tout ce que le gouvernement a fait aux Juifs était issu de leur propre volonté. Personne ne pense à discuter ce point, pourtant une écrasante majorité de nos contemporains défendent une telle erreur, à un plus ou moins grand degré.
Nous devons donc souligner que « nous » ne sommes pas le gouvernement ; le gouvernement n’est pas « nous ». Le gouvernement, dans aucun sens du terme, « ne représente la majorité du peuple » [1] et, même si tel était le cas, même si 70 % des personnes décidaient d’assassiner les 30 % restants, ceci resterait un meurtre et ne pourrait jamais être un suicide volontaire de la part de la minorité [2]. Aucune métaphore organiciste, aucune argutie non pertinente telle que « nous sommes tous la partie de quelqu’un d’autre », ne doit être autorisée pour ne pas obscurcir ce fait de base.
Par conséquent, si l’État n’est pas « nous », si ce n’est pas la « famille humaine » se réunissant pour décider des problèmes mutuels, si ce n’est pas une réunion de loge ou un club, qu’est-ce que c’est ? En réalité, l’État est cette organisation qui, dans l’ordre social, essaye de maintenir un monopole de l’usage de la force et de la violence sur un secteur territorial donné ; en particulier, c’est la seule organisation dans la société qui tire sa richesse pas non de contributions ou de paiements volontaires versés en contrepartie de services fournis, mais de la coercition. Tandis que les individus ou les entreprises obtiennent leur revenu par la production des marchandises et des services, ou par la vente paisible et volontaire de ces marchandises et services à d’autres agents, l’État s’enrichit par l’utilisation de la contrainte ; c’est-à-dire par l’utilisation et la menace de la prison ou par la baïonnette [3]. Ayant employé la force et la violence pour obtenir son revenu, l’État continue ensuite, en règle générale, en réglant et dictant les autres actions de ses différents sujets. On penserait que la simple observation du fonctionnement de tous les États à travers l’histoire et la surface du globe serait une preuve suffisante de cette affirmation ; mais le miasme du mythe a pesé si longtemps sur l’activité de l’État qu’un décorticage est nécessaire.
Notes :
[1] Nous ne développerons pas ici les nombreux problèmes et erreurs qui ont cours sur la démocratie. Je dirai simplement dans cette note que le véritable « représentant » d’un individu doit toujours respecter les ordres de celui-ci, ne peut agir contre ses intérêts ou ses vœux, et peut être écarté à tout moment. Il est clair que le « représentant », au sens que ce terme a dans une démocratie, ne peut jamais accomplir de telles fonctions d’agence, qui sont au contraire les seules en harmonie avec une société libertarienne.
[2] Les sociaux-démocrates répliquent souvent que le choix de la démocratie – la logique des règles choisies par la majorité – implique que la majorité doive laisser certaines libertés à la minorité, parce que la minorité pourrait un jour (re)devenir majorité. Indépendamment d’autres défauts, cet argument ne tient évidemment pas lorsque la minorité ne peut pas devenir la majorité, par exemple, quand la minorité est issue d’un groupe racial ou ethnique différent de la majorité.
[3] « Le frottement ou l’antagonisme entre la sphère privée et publique a été intensifié dès la début par le fait que (…) l’État avait vécu sur un revenu qui était produit dans la sphère privée pour des buts privés, et a été détourné de ces buts par la force politique. La théorie qui interprète les impôts par analogie des droits de club ou de l’achat du service, d’un docteur par exemple, montre seulement à quelle distance éloignée cette partie des sciences sociales se trouve des habitudes scientifiques de l’esprit.« , Joseph A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1961, trad. G. Fain. Voir également Murray N. Rothbard, « The Fallacy of the Public Sector » New Individualist Review, (Summer 1961).