Poezibao, à l’instigation d’Auxeméry, propose ici un ensemble de trois poèmes de Fiona Sze-Lorrain, dans des traductions encore inédites.
Œil Invisible
Brouillard qui
des maisons fait des
squelettes de craie. J’ouvre
de force des
portes de pénombre.
Les arbres un à un me
mettent sur le chemin de
chez moi. J’essaye
de les compter
pas à pas,
mais au moment où je pose
le pied sur les racines,
ils font des entrelacs ballants
de têtes en cheveux.
La rue est un doigt
pointé
sur la lune, jeune fille et
lièvre conjoint. Pour finir,
cette fable vire au réel.
Quelqu’un
m’observe. Une clé
lui tombe
de la main.
Entre nous, la distance
c’est une bouche.
Je n’ose pas revenir sur
mes pas, je reste là
sans bouger
et j’attends – son ombre
se cache dans une grotte.
(Traduction inédite d’Auxeméry)
Invisible Eye
Fog
chalks the skeletons
of houses. I pry
open
doors of dusk.
Every tree helps me
pick my way
home. I try
counting them
with my footsteps,
but the moment I ride
over their roots,
they twine into dangling
heads of hair.
The street is a finger
pointed
to the maiden in the moon
and her hare. Finally,
a fable turns real.
Someone
watches me. A key
falls
from his hand.
Distance between us
is a mouth.
I dare not turn
back, but stand
still
and wait — his shadow
is hiding in a cave.
Boîte à chaussures pleine de boutons Mao
Bouts de soleil, parures safran fatiguées, en ramasser une poignée –
ça tinte et ça cliquète, et carillon des mégaphones : L’Orient est Rouge.
Cadeaux de fiançailles à la mode, les filles vierges des usines se donnaient
aux camarades, et épinglaient leur âme au Timonier.
Les étudiants les troquaient contre des brioches de porc vapeur,
un professeur en avala deux pour arriver à se suicider.
Tournesols de plexiglas, yeux grêlés de noir à présent.
Souvenirs en italiques dans une boîte de Pandore,
Au-dessous du flambeau c’est Mao qui rapporte, son grain
de beauté fait art, esthétique post-moderne, rouille égale mensonge.
Dénoncer tout ça ? Tourner la page, sauter par-dessus les piquants,
le croc mord encore, oui, il y a du sang qui perle sur ton pouce.
(traduction inédite d’Auxeméry)
Shoebox Filled with Mao Buttons
Stubs of sun, deflated saffron orns, scoop up a fistful —
they chink and clank, megaphones chime The East is Red.
Betrothal gifts à la mode, virgin factory girls gave sex
to comrades, and pinned their souls to Chairman.
Students bartered them for steamy pork buns,
a professor swallowed two to commit suicide.
Plexi-glass sunflowers, now dark-pitted eyes.
Italicized mementos in a Pandora’s box,
Mao becomes money under a torchlight,
his mole is art, postmodern aesthetics, the rust is a lie.
Denounce it? Flip one over, needle enjambed,
hook still kniving, yes, there is blood tinning on your thumb.
Larmes
photo de Man Ray, 1930
La tristesse, y penser à deux fois.
Ses yeux racontent une histoire
différente de leurs yeux –
perles de cristal ancrées
en coordonnées cartésiennes.
Chaque larme contient un lac.
Lac de platine. Montagnes déplaçant
le bord d’un ciel circulaire.
Elle tombe et brise la distance
qui les maintient à l’écart.
Chaque larme désire être singulière.
La précieuse solitude.
Et son drame. Éloignée,
séparée de ses yeux
qui penchent vers le ciel.
Il existe une nuit noire en chaque larme.
Réticules distillent nébuleuses.
Obturateurs s’ouvrent. Ils renversent
ainsi que le souvenir remonte le temps.
La tristesse, y penser encore.
Est-ce là maintenant un ciel minimal ?
Chaque larme fait le saut à partir du bord
dès l’instant où le bord s’approche.
Pluie de septembre trempe
dans son silence, cueillant dans les yeux
qui désavouent les larmes, inventant
des façons neuves de répondre aux chagrins.
Car la tristesse a des ailes –
la larme, pas de mains.
Larmes
a photo by Man Ray, 1930
Think twice about sadness.
Her eyes tell a story
different from their tears —
crystal pearls anchored
like Cartesian coordinates.
Each tear contains a lake.
A platinum lake. Mountains shift
the brink of a circular sky.
It falls and breaks the distance
that keeps them apart.
Each tear yearns to be singular.
The prized solitude.
And its drama. Divided
away from her eyes
that tilt skywards.
There is a white night in every tear.
Crosshairs distill nebulae.
Shutters open. They spill
the way memory tells.
Think again about sadness.
Has it become a minimalist sky?
Each leaps off the edge
once she nears its edge.
Like September rain soaked
in her silence, gathering in eyes
that disown tears, inventing
new ways to answer sorrows.
For sadness has wings —
the tear no hands.
par Auxeméry
bio-bibliographie de Fiona Sze-Lorrain
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