Adoption simple au sein d’un couple non marié et contrôle constitutionnel de l’interprétation jurisprudentielle
par Cédric ROULHAC et Nicolas HERVIEU
En ce qui concerne d’abord la disposition critiquée, la Haute juridiction avait à trancher une question essentielle pour la mise en œuvre de l’article 61-1, en particulier concernant la phase de transmission de la QPC par le Conseil d’État ou la Cour de cassation. En effet, par le passé, cette dernière avait refusé de transmettre au Conseil une QPC au motif que ladite question visait « en réalité, à contester non la constitutionnalité des dispositions qu’elle vise, mais l’interprétation qu’en a donnée la Cour de cassation » (Cass. Crim, 19 mai 2010, n° 09-83328). Une telle distinction entre le texte et son interprétation par le juge est très critiquable à de nombreux égards car, « en réalité » précisément, la norme législative ne peut être saisie indépendamment de son interprétation. Le Conseil constitutionnel ne s’y est pas trompé lorsqu’il décide d’étudier l’article 365 tel qu’interprété par la Cour de cassation (§ 3) et « dans la portée que lui donne la jurisprudence constante » de cette dernière (§ 8 - v. à cet égard l’intéressante évocation de la jurisprudence constitutionnelle italienne sur la question de l’interprétation - Commentaire aux Cahiers pp. 5 et 6). C’est donc bien, in fine, l’interprétation jurisprudentielle adoptée par la Cour de cassation dans ses arrêts du 20 février 2009 que le Conseil va contrôler au regard des droits et libertés constitutionnellement garantis (il semble même qu’il faille aller plus loin que ce qu’a admis ici le Conseil et estimer que celui-ci contrôle finalement son ‘interprétation de l’interprétation‘ d’un texte par l’un des juges suprême par rapport à son interprétation des droits et libertés constitutionnellement garantis…).
En l’espèce et en conséquence, la Haute juridiction examine la constitutionnalité de l’« interdi[ction] en principe l’adoption de l’enfant mineur du partenaire ou du concubin » (Cons. 3). S’agissant d’abord du droit de mener une vie familiale normale protégé sur le fondement du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, aucune contrariété n’est relevée au motif que rien ne fait obstacle « à la liberté du parent d’un enfant mineur de vivre en concubinage ou conclure un pacte civil de solidarité avec la personne de son choix », ni « à ce que ce parent associe son concubin ou son partenaire à l’éducation et la vie de l’enfant ». Par ailleurs, il est jugé que « le droit de mener une vie familiale normale n’implique pas que la relation entre un enfant et la personne qui vit en couple avec son père ou sa mère ouvre droit à l’établissement d’un lien de filiation adoptive » (cons. 8).
Concernant ensuite le principe d’égalité devant la loi reconnu par l’article 6 de la Déclaration de 1789, le Conseil constate qu’ « en maintenant le principe selon lequel la faculté d’une adoption au sein du couple est réservée aux conjoints, le législateur a, dans l’exercice de la compétence que lui attribue l’article 34 de la Constitution, estimé que la différence de situation entre les couples mariés et ceux qui ne le sont pas pouvait justifier, dans l’intérêt de l’enfant, une différence de traitement quant à l’établissement de la filiation adoptive à l’égard des enfants mineurs ». De façon lapidaire, les juges se bornent à rappeler qu’il ne leur appartient pas de substituer leur appréciation à celle du législateur, plaçant celui-lui face à ses responsabilités au sujet « de la situation particulière des enfants élevés par deux personnes de même sexe » (Cons. 9).
L’interprétation faîte par le Conseil constitutionnel de la portée du droit de mener une vie familiale normale contraste avec l’analyse de la Cour européenne des droits de l’homme sur le terrain de ce même droit (Art. 8). Certes, les modes de raisonnement du Conseil et de la Cour diffèrent et les confronter sans précautions serait par trop artificiel. Toutefois, une lecture comparée permet d’évaluer le possible impact de cette décision du Conseil sur la procédure actuellement pendante devant la Cour dans une affaire identique (Cour EDH, Dec. 5e Sect. 31 août 2010, Valérie Gas et Nathalie Dubois, Req. n° 25951/07 - Actualités droits-libertés du 16 septembre 2010. Voir catégorie “inter-LGBT” ou “situation de famille” . Or, si l’on ne peut absolument pas se risquer à prédire la solution strasbourgeoise, force est cependant de constater que la décision adoptée Rue de Montpensier n’immunise en rien la France contre le risque de condamnation pour violation de la Convention européenne des droits de l’homme.
Premièrement, concernant le contenu du droit à une vie familiale normale, il n’y a certes pas non plus à Strasbourg de droit conventionnel à l’adoption (v. Cour EDH, G.C. 22 janvier 2008, E.B. c. France, Req. n° 43546/02 - Actualités Droits-Libertés du 22 janvier 2008). Mais le fait pour le droit français d’ouvrir des voies permettant l’adoption conduit à faire tomber les circonstances de l’espèce dans le champ de la vie familiale (Art. 8 - Cour EDH, 1e Sect. 10 juin 2010, Schwizgebel c. Suisse, Req. no 25762/07 - Actualités droits-libertés du 10 juin 2010). De plus, l’existence de relations de fait entre le concubin et l’enfant créent une vie familiale qui implique une protection au sens de l’article 8 (v. Cour EDH, Valérie Gas et Nathalie Dubois, préc. - Actualités droits-libertés du 16 septembre 2010). En conséquence, le refus litigieux d’admettre l’adoption peut venir troubler cette vie familiale et violer la Convention, surtout si ce refus résulte d’un choix discriminatoire (Art. 14). Dans cette perspective et à la différence de ce que suggère le Conseil, loin d’offrir un palliatif satisfaisant au refus d’établir des liens juridiques, la possibilité pour le concubin de nouer librement des relations factuelles avec l’enfant met plus en exergue la différence de traitement dans le champ de la vie familiale qu’elle ne la justifie.
Deuxièmement, et précisément, s’agissant de la justification de la différence de traitement entre couples mariés et non mariés - et, indirectement, entre couples hétérosexuels et couples homosexuels -, le Conseil se borne à renvoyer à la large marge d’appréciation du législateur. Une telle approche, relativement compréhensible du point de vue du juge constitutionnel français, n’est évidemment pas de nature à suffire dans le prétoire strasbourgeois.
Le refus du Conseil de censurer l’article 365 est d’autant plus remarquable qu’il se prononçait ici essentiellement sur un terrain - la différence directe de traitement entre couples mariés et couples non-mariés - qui est pourtant plus prometteur que celui sur lequel les requérantes ont fondé leur argumentation devant la Cour - la différence indirecte de traitement entre couples hétérosexuels et couples homosexuels (v. Actualités droits-libertés du 16 septembre 2010). Mais à l’évidence, le Conseil donne ici la nette impression de botter en touche ou plutôt de renvoyer la balle aux autres acteurs de ce contentieux sensible. Reste à savoir qui, du législateur français ou du juge strasbourgeois, finira par siffler enfin la fin de la partie.
Cons. Constit., n° 2010-39 QPC du 06 octobre 2010, Mmes Isabelle D. et Isabelle B. [Conformité]
Actualités droits-libertés du 10 octobre 2010 par Cédric ROULHAC et Nicolas HERVIEU (n°09 et 10 de l’équipe réaliste c
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