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LA «SAINTETÉ» DU SAINT. À propos de saint frère André

Publié le 11 octobre 2010 par Jlaberge
«Je ne suis que le petit chien de saint Joseph.»

LA «SAINTETÉ» DU SAINT. À propos de saint frère André

Alfred Besset alias saint Frère André

Le frère André sera canonisé par l’Église catholique le 17 octobre. La canonisation est l’acte solennel par lequel l’Église reconnaît chez le bienheureux la pratique héroïque ou extraordinaire des vertus chrétiennes. Ce dernier petit bout de phrase mérite réflexion. Que doit-on entendre au juste par «pratique héroïque ou extraordinaire des vertus chrétiennes»?
Les «vertus chrétiennes» comportent, entre autres, les trois vertus dites «théologales» : foi, espérance et charité. Thomas d’Aquin, le «Docteur angélique» de l’Église, fera de la foi, de l’espérance et de la charité, les trois vertus théologales ayant priorité eu égard aux vertus dites cardinales, la prudence, la justice, le courage, et la tempérance). Pourquoi? Parce que, d’après Thomas d’Aquin, la finalité visée par les vertus est la vie béatifique avec Dieu. Pour Aristote, la fin des vertus est l’épanouissement humain, soit le bonheur (eudaimonia); pour l’Aquinate, la béatitude. De ce point de vue, les vertus théologales visent le plein épanouissement des autres vertus. Si les vertus théologales sont dites «surnaturelles», contrairement aux vertus «naturelles» cardinales, c’est parce qu’elles viennent de Dieu.
Reste, tout comme les vertus cardinales, que les vertus théologales font appel à l’habitude, à la pratique. La foi, l’espérance et la charité, comme toutes les autres vertus, exigent donc un entraînement de tous les instants. On n’a beau naître avec des dispositions pour la foi, l’espérance et la charité, encore faut-il les développer et assurer leur vitalité.  Les meilleurs athlètes ne cessent de s’entraîner. Ainsi en va-t-il des saints. En fait, c’est par l’exercice de la charité, selon Thomas d’Aquin, que la foi se manifeste comme excellence (voir la Somme théologique, 2a-2ae, Question 4 article 3); de sorte qu’il n’y pas de foi sans manifestation de charité. Saint Paul va jusqu’à dire que «quand j’aurais la foi (pistin) la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque la charité (agapèn), je ne suis rien.» (1 Corinthiens 13 2). Clairement, donc, la charité (agapè) est supérieure à la foi (pistis).
C’est au degré exemplaire de charité que se mesure la sainteté. Si la foi constitue une condition nécessaire de sainteté, elle n’est toutefois pas sa condition suffisante, seule la charité constituant une telle condition. En somme, j’aurai beau croire très fort que Dieu existe ou que Jésus est le Fils de Dieu, si je manque de charité, mais foi est faible, voire factice.
La sainteté est donc une disposition éminemment pratique. Il ne suffit en aucune façon d’être savant pour être un saint. Le frère André aimait à répéter qu’il était sans instruction : «Le bon Dieu m’a pris pour humilier les autres. Il a pris le plus ignorant pour humilier les gens et la communauté de Sainte-Croix.» (Frère André disait souvent… Recueils de paroles du frère André rapportés par ses amis. Fides, 2010, p. 95)
On croirait entendre Socrate auquel Platon fait dire dans l’Apologie de Socrate : «Ma sagesse - si sagesse il y a - consiste à savoir que je ne sais rien.» Comme on sait, Socrate faisait consister la vertu dans le savoir : on ne commet le mal que par ignorance, se plaisait-il à dire. Aussi, aux yeux de Socrate, le frère André ne passerait pas le test de la vertu puisque le petit frère était tout simplement incapable de verbaliser, voire de théoriser la vertu; il était tout aussi ignorant sur ce point que les citoyens athéniens l’étaient pour Socrate.
Pour autant, le frère André, tout comme Socrate, passent pour des parangons de la vertu, même s’ils ne furent pas en mesure de définir précisément ce qu’elle est. Aristote compris, lui, que la vertu n’a rien à voir avec le savoir, qu’elle est une habitude acquise de sorte que, pour devenir vertueux, il faut s’habituer à la mettre en pratique. Dans son grand traité de morale, l’Éthique à Nicomaque, Aristote, sans nommer Socrate et Platon, rejette en ces termes la conception de la vertu de ses illustres devanciers :
On a donc bien raison de dire que c’est à force d’exécuter ce qui est juste qu’on devient juste et à force d’exécuter ce qui est tempérant qu’on devient tempérant. Et sans agir de la sorte, nul n’a la moindre chance de devenir bon. Mais voilà! La plupart n’agissent pas ainsi et cherchent refuge dans la théorie, croyant se consacrer à la philosophie et ainsi pouvoir être vertueux. Ils font un peu comme ces malades qui écoutent attentivement les prescriptions de leur médecin, mais ne font rien. (Livre II, 1105b7-18)

Aujourd’hui, nous dirions que l’éthique que préconise Aristote se veut «pratico-pratique», mais ce serait quelque peu la dénaturer car elle comporte une bonne part de considération théorique comme nous allons le voir.
Le mot «éthique» vient encore du grec ethos, et signifie mœurs, conduites, caractères, habitudes ou coutumes. Aristote écrit : «Le caractère éthique (èthos) tire son appellation de l’habitude (éthos). Il est appelé éthique à cause du fait qu’on prend des habitudes.» (La grande morale, 1186a) L’éthique, aux yeux d’Aristote, n’est pas synonyme de «morale», au sens où Aristote s’interrogerait de manière théorique sur les règles de la bonne conduite. D’une certaine façon, Aristote adopte le sens littéral d’éthique, c’est-à-dire le sens grec d’éthos : habitudes, coutumes, pratiques courantes, etc. Aristote n’a de cesse de répéter, contre Socrate et Platon, qu’il n’y a pas de savoir moral possible car on peut très bien savoir ce qui est juste mais ne pas être pour autant juste. Sur ce point, l’éducation à la vertu apparaît cruciale.
Si la vertu n’est pas un savoir, qu’elle est une habitude acquise, quelle est-elle? Le mot vertu traduit le grec aretè. Ce mot a pris depuis un sens bien étroit à connotation sexuelle car lorsqu’on dit de quelqu’un que c’est un «vicieux», on entend généralement vouloir dire que c’est une personne dépravée au plan sexuel. Les pédophiles sont vicieux. Lorsqu’un Grec comme Socrate ou Aristote parle d’aretè, il ne désigne même pas la chasteté. Le sens d’aretè est beaucoup large que celui que nous comprenons aujourd’hui par «vertu». Une bonne traduction du mot «arèté» serait excellence. Aristote n’hésite pas à parler de la de «l’excellence» d’un couteau ou d’une flûte en ce que leur excellence consiste respectivement à bien couper et à produire de la musique.
Il importe ensuite de saisir le lien unissant chez Aristote le bonheur, défini comme l’épanouissement humain (eudaimonia) à l’excellence (aretè), à telle enseigne qu’être vertueux, c’est être heureux, et inversement. C’est ici qu’intervient la conception «téléologique» ou finaliste du maître du Lycée. En effet, au tout début de l’Éthique à Nicomaque, Aristote déclare : «le bien, c’est la visée de tout.» Que doit-on entendre par ce petit bout de phrase énigmatique?
C’est relativement simple, on vient d’en parler. Pour Aristote, un couteau ou une flûte sont bons ou excellents dans la mesure où ces deux objets produisent ce pourquoi ils furent fabriqués. Lorsque le couteau coupe bien, il réalise sa fin, ce pourquoi il est destiné; une flûte dont un flûtiste n’est pas en mesure d’en produire des sons, le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle n’est pas une bonne flûte. Pour Aristote, tout ce qui existe, existe en vue d’une fin (un telos), et cette fin est bonne ou parfaite. Voilà en quoi consiste la vertu, c'est-à-dire l’excellence : réaliser ce en vue de quoi elle est faite selon sa nature.
L’être humain n’y échappe pas puisqu’il possède sa propre fin – son telos – laquelle consiste à être heureux. Ce en vue de quoi, donc, l’être humain est destiné, sa perfection, c’est-à-dire son excellence, c’est le bonheur (entendu comme épanouissement (eudaimonia)). Tout ce qu’il entreprend, l’humain le fait en vue de s’épanouir, de développer son plein potentiel. Or, toujours d’après Aristote, l’excellence de l’être humain consiste dans son épanouissement, dans sa perfection propre, c’est-à-dire en ce qu’il vit bien, ce qui ne saurait consister dans autre chose que l’exercice des excellences – des vertus.
Si nous commettons le mal, ce n’est donc pas parce que nous sommes ignorants, mais plutôt parce que nous n’avons pas acquis de bonnes habitudes de vie que sont les excellences. Comme certains se plaisent à dire, nous sommes ici pour apprendre. Peut-être qu’un jour, à force de souffrances, nous apprendront à bien agir. L’éducation à l’excellence apparaît donc centrale. «Ce n’est donc pas une œuvre négligeable, écrit Aristote, de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude, c’est au contraire, d’une importance majeure, disons mieux, capitale.» (Éthique à Nicomaque, 1103b 24-25)
En fait, l’éducation à l’excellence pour Aristote consiste à trouver «le juste milieu» entre deux types d’action extrêmes et à s’y exercer. L’excellence n’est que mesure et équilibre. C’est la doctrine aristotélicienne du «juste milieu». Prenons le courage comme excellence morale. Cette excellence prend place entre la témérité et la lâcheté. La foi, elle aussi, comme vertu théologale, vise un juste milieu : la confiance se situe, d’une part, entre, la crédulité et le dogmatisme, d’autre part. Tout comme celui qui n’éprouve absolument aucune crainte devant le danger éminent n’est pas courageux, mais téméraire ou dément, le fanatique religieux fait preuve de démence mais pas de foi. Dans les deux cas, c’est comme si les moyens sont disproportionnés aux fins. Comme si l’on souhaitait tuer une mouche à l’aide d’un révolver...
On confond souvent le courage avec la détermination. Le voleur qui braque une banque a certes de la détermination, mais pas de courage. Le courage fonctionne en fait comme un terme d’appréciation où l’on loue l’action entreprise; son contraire est la folie ou la démence par où on blâme et condamne l’action posée. Marc Lépine, pour reprendre ici un cas de triste mémoire, fit preuve de beaucoup de détermination, de résolution démentielle, mais pas de courage. On pourrait qualifier l’action de Marc Lépine d’«overkill» - comme dit très justement l’anglais - puisque le moyen utilisé par Marc Lépine pour parvenir à sa fin fut disproportionné. On peut fort bien être anti-féministe; encore faut-il que le moyen choisit pour faire valoir son point de vue soit approprié, ni excessif ni insuffisant. Un anti-féministe qui aurait toujours peur de s’affirmer tel, serait un lâche; il pécherait, non pas par excès, mais par insuffisance. Dans le cas de Marc Lépine, son vice est l’excès.
On rétorquera que le courage pour l’un constitue de la simple détermination pour l’autre. Voltaire par exemple écrira: «Le courage n’est pas une vertu, mais une qualité commune aux scélérats et aux grands hommes.» Mais la différence véritable entre les deux réside dans le fait que les premiers sont maladroits dans l’exercice de la vertu contrairement aux seconds qui y excellent.
Dans tout ce qu’il entreprend, l’être humain agit toujours en vue du bien. Personne ne veut le mal pour le mal. Tout le monde vise le bien. Le problème vient de ce que, la plupart du temps, nous nous y prenons mal. Nous agissons par aveuglement, lequel constitue soit un excès, soit une insuffisance. L’excellence se situe entre l’excès et l’insuffisance.
Revenons maintenant à notre saint, frère André, qui fut canonisé, rappelons-le, parce qu’il a pratiqué de manière héroïque ou extraordinaire les vertus chrétiennes. Si Aristote a raison, le saint est en réalité un maître de l’excellence. On dit que le frère André pratiqua la charité chrétienne comme pas un. L’excellence de la charité se situe à égale distance entre l’égoïsme, d’une part, et l’insouciance à l’égard de soi et des autres, d’autre part. S’il faut nous aimer les uns les autres comme nous nous aimons, tel que le prescrit le plus grand des commandements évangéliques, il n’est franchement pas toujours facile de tracer précisément la frontière entre aimer les autres tout en ne s’oubliant pas soi-même. L’amour du prochain est-il un amour complètement désintéressé? Oui, répond le partisan de l’égoïsme car ce qu’on aime chez l’autre c’est soi-même. Non, rétorque l’altruisme chrétien.
En tout cas, pour ce qui concerne le frère André, on sait qu’il disparaissait complètement devant la gloire des guérisons obtenues: «Ce n’est pas moi, c’est saint Joseph qui a obtenu votre guérison; remerciez saint Joseph.»
S’il ne fut absolument pas bouffi d’orgueil et tout centré sur lui-même, on pourrait penser que, par opposition, le frère André ne s’aimait pas du tout. On rapporte l’anecdote suivante :Je dois dire que le frère André n’avait pas une grande estime de lui-même. Un jour, je lui avais demandé où il serait inhumé après sa mort. Il m’avait répondu : «Peu importe, qu’on m’enterre, si on veut, dans une boîte à fumier; pour moi, c’est la même chose.» (Frère André disait souvent… p. 90)
En fait, le juste milieu réside entre ne pas chercher à s’enorgueillir et se mépriser. Dans le premier cas, on cherche à éviter l’excès d’amour propre; dans le second, l’amour propre fait défaut. Veiller à ne pas tomber dans l’excès en s’enorgueillissant, d’une part, et ne pas tomber dans le piège inverse consistant à ne pas suffisamment s’aimer, voilà en quoi réside l’excellence du frère André. Or, cette excellence, dans son cas, rappelons-le encore, est qualifiée par l’Église d’héroïque ou d’extraordinaire. Héroïque en effet était l’excellence du frère André puisque, tout au long de sa vie, il a su manœuvrer admirablement entre Charybde et Scylla, c’est-à-dire en évitant tout autant les pièges de l’orgueil mystique que le dénigrement de soi afin de servir ses frères et sœurs.
L’historien des religions, Mircea Eliade, a proposé le terme de « hiérophanie » (du grec hieros, sacré, et phanein, se manifester) pour désigner l’irruption du sacré dans la vie de tous les jours. Il n’y a aucun doute que la vie d’excellence – de sainteté – de frère André fut «hiérophanique». L’excellence, en effet, n’est jamais loin du sacré. Pour Aristote aussi, une vie d’homme consacrée à l’exercice de l’excellence est certainement de l’ordre du divin en nous. (Éthique à Nicomaque, X, 7) La vie du saint pointe donc éminemment vers Dieu. Le saint est  une sorte d'icône de Dieu. Comme disait Wittgenstein, si Dieu ne se dit pas, il se montre assurément. L’excellence du frère portier nous ouvre les portes du ciel.

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