Or donc, c’était couru d’avance, cette affaire. Devant moi, en réalité, j’avais une bombe. Tu la files au tout-venant, et boum !
Tu vois ce film de Lars Von Trier, Dogville ? Pas facile … De ceux qui rebutent. Parce que radical. L’histoire, on s’en fout. Ou quasiment. C’est un prétexte. Je crois … Ce qu’il faut voir, c’est ce qu’il n’y a plus. Autrement dit ce qui permettait l’intimité. Le secret. La nécessité. Dans Dogville, en effet, plus de cloisons, de murs. Le monde est comme une marelle. Ce qui nous sépare, c’est plus que de la craie. Il suffit de pousser plus loin l’expérience Lars Von Trier, et voilà, nous y sommes. Passées les limites, comme dirait l’autre, y’a plus de frontières. « Night And Day ». Plus de craie :
« Et ça tape, ça tape, ça tape/Ça crie, ça crie, ça crie/Ça tape, ça crie, ça gueule/Et puis ça rotative ! ». [1]
Ça n’est pas, non, « la plus grande saloperie » que l'homme ait créée, c’est l’homme qui ne change pas et ne changera jamais. Celui-ci n’est pas destiné à s’améliorer. Regarde ce qu’il fit des révolutions, ce cochon ! Pas même de la confiture. Or, je persiste et signe : il n’y a rien de plus beau, de plus grand, de plus fort que la révolution et ceux qui la font ! Et les raisons qui le poussent à la faire. Après quoi, la raison, celle des autres, reprend le dessus, le pragmatisme, la morale, tout ce qui nous encombre, ce dont on refuse de se défaire, peur du vide, de l’inconnu, d'un nouveau monde. Je veux dire que tout finit par rentrer dans l’ordre, c’est ainsi. Toute révolution est vouée à l’échec, de par la nature même de l’homme. Parce qu’il ne peut vivre sans adorer, haïr et suivre ... Détruire, le fascine. Un instant, un instant seulement. Le sang, les décombres, au minimum les barricades, ça lui explose le cerveau. Il préfère le « tranquille », le « foutez-y moi la paix », le pérenne illusoire, quitte à y perdre sa dignité ... Construire, alors. Un foyer, une société, un « vivre ensemble ». Mais cette construction est une tombe. Une autre destruction. Mais tellement plus acceptable, n’est-ce pas ? D’autant plus que tout le monde est d’accord. Tant il vaut mieux une mort organisée, lente si possible, et si tout du long, tu l’as dans le cul, et bien profond, ça vaut mieux que d’y laisser sa peau avant l’autre.
Or donc, puisque les dés sont jetés, qu’il n’y a plus que des fous, des lâches ou des terroristes, aucune révolution n’est possible, seul le chaos est désormais envisageable. Internet en est le moteur (de recherche).
Cette page blanche, ou presque, cette barre d’adresse à l’origine.
Comme toute révolution ou supposée telle, Internet promettait beaucoup. Le grand, le beau, le fort. Un nouveau monde. Mais quel nouveau monde pouvait être bâti puisque son maçon nous le connaissons et savons qu’il n’est pas destiné à s’améliorer ?
Une barre d’adresse à l’origine, un moteur de recherche, un réseau. Un tentacule. Oui, un et un seul, car la prolifération est une illusion, un leurre. On pourrait croire, effectivement, que la multiplication des pages, quasi à l’infini, aboutirait à une prolifération des idées, à une explosion de la connaissance, de l’imagination, de la jouissance ... Oh ! certes, Internet n’en est pas exempt, et tant mieux ! mais plus le tentacule prend de l’ampleur, plus le grand, le beau, le fort est balayé, relégué, noyé. Le militaire l’a emporté sur le libertaire. Car oui, il y a quelque chose de militaire. Avec pour clairon, le « buzz ». Taratata-taratata et tout le monde rapplique ! Garde-à-vous devant l’immédiateté ! Fixe devant le propagateur ! Et le réseau qu’il constitue (blogroll, followers, « amis », etc.) est en réalité, un escadron de suiveurs, un bataillon de lèche-bottes, des recruteurs, avec pour but de grimper les échelons, prendre du galon. C’est de l’ordre de « l’embrigadement » !
« La pensée mise en commun est une pensée commune ». [2]
Alors que, Internet aurait pu conduire l’homme à s’émanciper, notamment des autres et de leurs pensées, c’est au contraire auquel nous assistons. C’est assez remarquable, tant, à la réflexion, cet outil, Internet, pourrait - pouvait - nous permettre de nous passer de presque tout, des autres en particulier, de tout ce qui nous encombre. De nous extraire. De la société. De ce merdier quotidien. Tant les possibilités offertes sont immenses. Couper avec le monde tout en l’observant - ce monde qui jamais ne changera puisque fait et refait par l’homme - l’observer quand on veut, et où on veut. Depuis un écran. Se créer, se recréer, s’inventer, s’avater, s’explorer, se démultiplier. C’était ça, le virtuel. Une marelle.
Mais le réel, l’homme, a tout effacé. La craie délimitant les espaces - Dogville. Le réel a bouffé le virtuel supposé. Et tout s’est normalisé, ordonné, hiérarchisé ... Internet, désormais, c’est UNE société. Celle que nous connaissons si bien, que parfois nous combattons, à la seule différence, que les murs, les cloisons, tout ce qui nous sépare ou nous préserve, tout cela est tombé. Et nous l’avons accepté. Au nom, paraît-il, de la liberté. A commencer par celle d’expression.
En réalité, ce que nous avons accepté, c’est de transposer sur Internet les mêmes règles, le même ordre, la même chienlit, les mêmes inégalités et la médiocrité qui l’accompagne, nous l’avons vérolé, et ce qu’il y a de plus extraordinaire ou de plus monstrueux, c’est que dans ce paquet, nous avons consenti à être cookielisés, tracés, fliqués, fichés, comme si ça ne suffisait pas de l’être déjà, dans nos vies terre-à-terre, et de s’en plaindre, pourtant.
Certes, il reste ici ou là, des pirates, des hackers, des fouteurs de merde magnifiques, paraît qu’on les achète à prix d’or, qu’on leur fait les yeux doux, pour qu’ils viennent à leur tour, sécuriser, traquer, fliquer, ficher. Et s’il en reste encore des récalcitrants, ou alors des libertaires, des hors-blogroll, des révolutionnaires, qu’utilisent la toile non pour se branler, mais pour des idées, argumentées, ils sont balayés, relégués, noyés. Tout comme DANS la société. Marginalisés.
Quant au pouvoir, qu’il soit politique, économique ou militaire, celui qu’a dans l’idée de contrôler, museler, ce merdier, ce brouhaha, ça n’est point parce qu’il y trouve un autre pouvoir susceptible de déranger ou d’abattre le sien, c’est juste pour achever la normalisation que nous avons entamée. En clair, il souhaite juste finir le boulot. Et ceusses qui croient encore que l’Internet est un contre-pouvoir n’ont en réalité rien compris. C’est juste un exutoire, du moins c’est ce qu’il est devenu. Rien d’autre qu’un exutoire. Avec ses idoles, ses adorateurs, ses suiveurs.
Tout chaos est précédé d’un infâme et insupportable brouhaha. Certains appellent donc cela, ce brouhaha : la liberté d’expression. Ceux qui se prononceront contre, ou la remettront en question, seront traités au mieux de réactionnaires, au pire de fascistes. Pourtant, Internet n’est pas la voix du peuple. Mais du peuple d’Internet. Une aristocratie. Qui ne pense jamais contre elle-même. C’est un tissu de commentaires. Et si l’on y distingue, parfois, rarement, fulgurances ou folies, beautés ou cadavres exquis, ce sont déjà des vestiges.
La liberté d’expression, cela fait bien longtemps que plus personne ne sait ce que ça veut dire. C’est un totem que l’on brandit désormais pour vomir, éructer, insulter, dénigrer, tout est bon pourvu que ce soit au nom de la « liberté d’expression ». Et plus encore, si elle est anonyme, pourquoi se gêner, n’est-ce pas, puisque l’on peut en faire n’importe quoi ! Mais c’est bien ainsi que commence tout chaos. Tu la files au tout-venant, et boum !
« Mais il y avait eu Internet. Aujourd’hui, il devait faire un effort constant, pour ne pas passer ses journées à tourner en rond sur la toile, hagard et accablé. Les commentaires. Cet anonymat crapuleux, litanie d’insultes obstinées, délivrées par des incompétents. Dès qu’il les avait découverts, il avait compris qu’il pénétrait dans le dixième cercle de l’enfer. Petits discours parallèles, sourds les uns aux autres, tous mis sur le même plan, lapidaires, hostiles jusqu’à l’écœurement. La médiocrité avait une voix. Les commentaires sur la toile. » [3]
Internet n’est pas une démocratie. C’est devenu une bombe. A retardement.
« Je suis la peste, le choléra, la grippe aviaire et la bombe A. Je suis la merde dans tes yeux, petite salope radioactive, mon cœur ne comprend que le vice. Transuraniens, humains poubelles, contaminant universel. » [4]
[1] « Night & Day » [Léo Ferré]
[2] « Préface » [Léo Ferré]
[3] « Apocalypse Bébé » [Virginie Despentes – Grasset]
[4] Valentine, personnage de « Apocalypse Bébé » [Virginie Despentes – Grasset]