Un duel de succession
Deux candidats se détachent clairement pour reprendre la tête du parti frontiste. D’un côté Bruno Gollnisch, éternel fidèle de Jean-Marie Le Pen avec qui il partage tout, de la ligne idéologique intransigeante aux régulières saillies polémiques sur la France de Vichy. De l’autre sa fille, Marine, plus récemment arrivée dans l’appareil militant du FN mais qui se singularise par son style plus moderne tout en possédant par son nom l’hérédité de la « marque » Le Pen. Pour tous les commentateurs, l’opposition qui se joue est pleine de promesses, entre un militant de toujours qui attend son heure depuis la scission des mégrétistes et la fille du chef bien décidée à prendre tout de suite le parti pour préparer 2012.
Force est de constater que les deux candidats ne bénéficient pas des mêmes atouts auprès du grand public, et des sympathisants du FN en particulier. Relativement nouvelle dans le paysage politique français, Marine Le Pen a pourtant déjà une importante stature médiatique, ce à quoi Bruno Gollnisch n’a jamais accédé. Les chiffres en attestent d’ailleurs. Marine Le Pen était dans un sondage TNS-Sofres de janvier 2010 la personne incarnant le mieux le Front National aujourd’hui pour ses sympathisants (47%), devançant même son père (46%), Bruno Gollnisch étant lui bien derrière (4%).
Marine Le Pen s’est donc clairement installée auprès des sympathisants comme l’héritière naturelle du chef historique du Front National. S’il est vrai que ce sont seulement les militants qui éliront leur nouveau président en janvier 2011, il est toutefois difficile de croire qu’un parti aussi habitué aux coups d’éclats électoraux que l’est le Front National puisse se priver de l’atout électoral qu’est aujourd’hui Marine Le Pen.
Quel avenir pour le Front National ?
La grande probabilité de l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du FN peut ouvrir une nouvelle phase de l’histoire politique de notre pays. Alors que Jean-Marie Le Pen (et Bruno Gollnisch avec lui) a toujours refusé toute ouverture vers la droite parlementaire au point de risquer la scission avec Bruno Mégret en 1999, Marine Le Pen semble aujourd’hui chercher à normaliser l’image du Front National dans l’opinion. Une stratégie qui pourrait l’amener, si elle le voulait et si elle était suivie par sa base, à rebattre les cartes à droite d’ici quelques années en s’alliant nationalement ou localement avec la droite parlementaire.
Longtemps confiné à un rôle de parti-épouvantail duquel il fallait se protéger par un cordon sanitaire, le Front National version Marine Le Pen semble aujourd’hui gagner un peu en respectabilité auprès de l’opinion. 42% des Français estimaient ainsi en janvier 2010 dans le sondage TNS-Sofres précédemment cité que le Front National ne représentait pas de danger pour la démocratie, soit 13 points de plus qu’en décembre 2009 (29%). 42% des Français estiment également dans un sondage BVA de septembre 2010 que le Front National devrait aujourd’hui être considéré comme un parti comme un autre, un chiffre montant à 56% chez les sympathisants de droite. Et c’est justement la perception des sympathisants de droite qui importe car elle déterminera en grande partie l’attitude des élus de droite à l’égard du FN dans les prochaines années.
Ceci étant, tous les tabous ne semblent pas encore être tombés, même à droite : 81% des Français estiment dans ce même sondage BVA qu’un membre du Front National ne doit pas entrer au gouvernement, dont 76% des sympathisants de droite. Les sympathisants FN sont en revanche quasi unanimes sur la question : 87% d’entre eux voient d’un bon œil le virage proposé au Front National.
Le défi de la fille de Jean-Marie Le Pen est donc de débarrasser le Front National des scories verbales qui en font aujourd’hui un parti infréquentable pour la droite de gouvernement. Rien ne mesure mieux sur ce point la différence de posture avec Bruno Gollnisch que le dernier voyage de ce dernier effectué avec Jean-Marie Le Pen au Japon pour se rendre sur la tombe de criminels de guerre japonais.
Toute l’originalité de la fille du chef réside au contraire dans son refus de s’exprimer sur les sujets polémiques que son père n’a jamais hésité à aborder pour se singulariser. Elle a compris en ce sens que tout nouveau propos sur la seconde guerre mondiale pourrait repousser le Front National dans la marginalité politique pour de nombreuses années. Le préalable à toute négociation avec la droite parlementaire est en effet que le FN fasse le deuil de sa tradition sulfureuse. Reste à savoir si l’appareil dirigeant du Front National est prêt à ce sacrifice ou si la transition se fera dans la douleur.
Une nouvelle droite populaire ?
Que ce processus aboutisse ou non, le Front National est en tout cas en train de modifier certains éléments de son discours pour dynamiser son potentiel électoral. D’un parti qui a longtemps surtout prospéré chez les personnes âgées, Marine Le Pen veut en faire un qui serait ce « premier parti ouvrier de France » que Jean-Marie Le Pen avait déjà appelé de ses vœux.
Le Front National talonne ainsi aujourd’hui régulièrement le PS dans les sondages d’intentions de vote pour 2012 auprès des ouvriers. Marine Le Pen réalisait même un score égal à celui de Martine Aubry chez les ouvriers (25%) dans un sondage IFOP de juillet 2010, bien loin devant Nicolas Sarkozy (13%). Si le vote populaire du Front National n’est pas réellement une nouveauté en soi, l’accentuation du discours du FN en sa direction en est une.
Pour séduire cet électorat durement touché par la crise économique, Marine Le Pen a fait évoluer le discours traditionnel du parti frontiste. Il n’est plus question d’inégalité de race ou de culture mais de défense du peuple-nation face aux agressions conjointes de la mondialisation libérale et de l’extrémisme religieux. Les charges contre l’islamisation rampante de la société française sont ainsi régulièrement associées à la dénonciation des délocalisations sauvages du capitalisme apatride. La critique de la place de l’Islam en France est d’ailleurs subtilement teintée chez Marine Le Pen d’une défense de la laïcité, une coloration républicaine tout sauf anodine qui pourrait consacrer à court, moyen ou long terme la normalisation totale du Front National. Elle n’hésite donc pas à casser les codes pour récupérer le vote des classes populaires, un projet d’autant plus accessible qu’elle n’a pas pour l’instant à se confronter à la réalité du pouvoir et aux déceptions qui en résultent.
Une recomposition à droite ?
Si elle parvient à ses fins, il est probable qu’elle forcera alors l’UMP à rompre l’isolement du FN pour éviter une saignée électorale qui mettrait toute la droite parlementaire en danger. Reste maintenant à savoir qui dans cette hypothèse finirait par cannibaliser l’autre. L’exemple de Gianfranco Fini est là encore intéressant : négligé par Silvio Berlusconi et marginalisé à droite par l’émergence de la très extrême Ligue du Nord d’Umberto Bossi, Fini a finalement décidé de couper les ponts avec le Peuple de la Liberté dans lequel Alleanza Nazionale s’était pourtant dissolu un an avant. Un accident de parcours peut-être instructif pour Marine Le Pen.
La droite parlementaire est quant à elle à un moment clé de son histoire. Réduite à un parti politique majoritaire depuis la disparition définitive de l’UDF en 2007, elle semble s’interroger sur la stratégie à adopter face aux Front National. Si la stratégie du FN est bien à terme de muter en parti de gouvernement, reste encore à savoir quel seront les conséquences pour la droite parlementaire dans l’hypothèse où elle accepte cette main tendue. Il est vrai que nombre d’élus locaux sont tentés depuis longtemps par des alliances qui, notamment dans le Sud-Est, leur garantiraient des triomphes électoraux à chaque élection. Si cela doit peser dans la balance, beaucoup doivent cependant aussi garder à l’esprit l’aventure de Charles Millon lors des régionales de 1998 qui a fini par signifier sa disparition de la vie politique. Même si le Front National semble en voie de mutation, difficile donc pour les grands barons de l’UMP de savoir si une alliance se révélera au final comme un jackpot électoral ou le baiser de la mort. Les deux camps ont au final à y perdre comme à y gagner, ce qui explique que le Rubicon reste à franchir.