Les jeunes personnes, aujourd’hui, sont surprotégées. Une expo photo montrant des ados dénudés est interdite au moins de dix-huit ans à Paris. De son côté, Air France empêche un adulte de s’asseoir à côté d’un enfant seul dans l’avion. Mais quelle folie nous prend, sous couvert « d’attention » et de « prévention » envers nos gamins et nos ados ?
L’exposition du photographe Larry Clark, montrant des adolescents s’adonnant à des pratiques sexuelles ou licencieuses (drogue) a été interdite aux moins de dix-huit ans, à Paris, pour éviter tout « risque pénal incontesté », selon Bertrand Delanoë. Comme le rappelle Le Monde, des photos de cet artiste étaient pourtant visibles à tous les publics il y a trois ans dans la capitale, à la Maison européenne de la photographie. En quelques mois, elles ont donc acquis un statut potentiellement dangereux. Un record.
De la même manière, chez Air France, un adulte mâle voyageant seul a, ces dernières années, gagné le statut de pédophile potentiel ; l’enfant, celui de victime possible d’abus sexuel. L’enfant, l’adolescent, constituent donc des victimes, des proies à protéger d’agressions multiples. « Ah, quel mauvais exemple pour nos enfants » : ainsi se lamentent les parents à la moindre occasion, les insultes d’Anelka, le dérapage d’un politique… À première vue, cet instinct de protection des adultes et de leurs lois envers leurs progénitures peut sembler salutaire.
« Une attaque des adultes contre les adolescents »
Mais voici comment a réagi le photographe Larry Clark, dans une interview donnée au Monde, le 2 octobre, à l’interdiction de son exposition : « Cette censure est une attaque des adultes contre les adolescents. C’est une façon de leur dire : retournez dans votre chambre ; allez plutôt regarder toute cette merde sur Internet. Mais nous ne voulons pas que vous alliez dans un musée voir de l’art qui parle de vous, de ce qui vous arrive. »
Que veut dire Clark quand il parle « d’attaque des adultes contre les adolescents » ? Comme si ce déluge soudain d’attentions et de préventions cachait une offensive en règle contre l’enfance et l’adolescence, c’est-à-dire contre les principales années de formation intellectuelle d’un être humain.
Trop protéger, est-ce offenser ?
On peut en effet rapidement montrer à quel point ces « préventions » ne tiennent pas la route. Car quand les ados en sont réduits à faire leur éducation sexuelle par le porno hardcore, pourquoi tenter de les décourager à aller voir une exposition qui leur parlerait de sexualité avec plus de sensibilité ? Parce que cela les « choquerait »?
Pourtant, on sait d’une part qu’une éducation sérieuse permet de contrecarrer l’influence néfaste d’un environnement (ainsi, n’est-ce pas aux parents de décider si leur gamin peut ou non voir une exposition ?). Et d’autre part, qu’un enfant ou un adolescent est loin d’être un modèle de pureté morale (Freud l’a rappelé, même si personne ne veut l’accepter). Pourquoi donc faire de l’enfance une idole intouchable, pourquoi opposer radicalement « l’enfance » à la sphère de la sexualité, alors que l’on sait à quel point c’est loin de la réalité ?
Il semble que beaucoup d’adultes se soient emparés à leurs fins de l’enfant et de l’adolescent. Dans leur vie de tous les jours, ils recherche surtout, pour rester beau et heureux, des caractères liés à une enfance idéalisée, une jeunesse éternelle : profiter du moment, avoir la peau lisse, le corps épilé, les cheveux soyeux, lutter contre les « affres du temps », multiplier les petits plaisirs fugitifs, retrouver un peu de pureté dans un monde adulte dominé par le sexe et l’argent… Un adulte-bébé et béat, en quelque sorte.
Des adultes inquiets ont besoin de croire à la pureté de l’enfance
Ces adultes se sentent coupables du monde impur qu’ils imposent à leurs enfants ; ils ont du mal à gérer leurs responsabilités dans cette société si critiquable et se sont rabattus sur l’idolâtrie d’une période antérieure de leur existence, une sorte d’âge d’or auquel ils associent un ressenti d’enfant idéalisé, qu’ils estiment parfait. La publicité utilise puissamment ce culte de la « jeunesse d’esprit », une jeunesse qui bien sûr n’a aucune réalité, et ne correspond pas vraiment à ce que ressent un enfant (on peut voir un exemple ci-dessous dans la dernière pub d’Evian). Il faudrait rester idéalement enfant, moralement enfant, pour être heureux et appréciable en société.
Pub Evian, 2010
Nous estimions que les adultes avaient besoin de cette vision incorrecte pour se débarrasser de leur mauvaise conscience face à leur progéniture. Ceci est confirmé par la psychologue Etty Buzyn, dans Le Figaro du 20 septembre. « Quelle que soit la situation familiale, j’observe que presque tous les parents sont culpabilisés. Ils souffrent de ne pas être assez présents, ce qui n’a pas seulement à voir avec le temps. C’est aussi une question de rythme : le parent qui rentre le soir ramène avec lui le stress et la pression qu’il a subis toute la journée. Il est indisponible intérieurement, comme présent / absent. »
On invente des ennemis à la jeunesse
Ainsi, l’hypothèse semble se confirmer : les parents culpabilisent car ils estiment qu’ils s’occupent mal de leurs progénitures, et que le monde d’adulte qu’ils leur proposent n’est pas à proprement parler une réussite. Comment se libérer de cette mauvaise conscience ? En faisant semblant d’aider énormément les plus jeunes pour leur bien, au besoin en leur créant des ennemis invisibles et d’une dangerosité diabolique. Il s’agit de défendre l’enfant en tant que celui qui peut réussir où l’on a échoué, mais aussi défendre le symbole de bonheur de l’époque : innocence, impuissance, dépendance. Le désir de protection finit par aller contre son objectif initial (donner toutes ses chances au jeune pour s’épanouir), en devenant une entrave à leur bon destin ; car leur interdire l’exposition de Larry Clark n’est certainement pas la bonne solution pour aider un adolescent à passer un cap difficile.
Les parents, aliénés par un monde professionnel de plus en plus sauvage, ont tendance à procéder de même avec leurs enfants. Ils leur retirent toute singularité et oublient d’ailleurs toutes distinctions à ce propos, en cachant l’immaturité de leur relation à eux par l’utilisation de grands mots vides : l’enfance, les jeunes, les adolescents, notre jeunesse, moins de dix-huit ans ; ils les nomment au mépris de toutes leurs singularités.
« Les jeunes » existent-ils ?
Or, s’occuper de quelqu’un sans que sa singularité soit mise en jeu (son corps unique, sa personne, et non pas son statut « d’enfant » ou « d’adolescent ») n’est qu’un moyen détourné de l’aliéner, quand on n’a pas su lui donner les meilleures armes pour se faire une place dans le monde. Celui qui ne discute pas assez avec son enfant, c’est certainement celui qui va le plus rapidement se plaindre d’un monde d’adulte donnant le mauvais exemple, et craindre pour sa vie et sa santé de manière excessive. Or, protèger quelqu’un contre tous les dangers, même les plus improbables, c’est la manière la plus balourde et la plus rassurante d’avoir l’impression d’avoir tout de même une influence positive sur lui.
Passons par Nietzsche, qui a étudié ce problème et confirme dans Le Gai Savoir : « Partout où l’on remarque que nous souffrons, notre souffrance est interprétée de manière plate ; il appartient à l’essence de l’affection compatissante de dépouiller la souffrance étrangère de ce qu’elle a de spécifiquement personnel: – nos ‘bienfaiteurs’ sont, bien plus que nos ennemis, ceux qui rabaissent notre valeur et notre volonté. (…) Le brave compatissant veut aider et ne songe pas qu’il y a une nécessité personnelle du malheur. »
Ainsi, le philosophe allemand analysait l’agression que constitue, envers une singularité, une trop forte et aveugle volonté de protection et d’attention. Pourquoi, chez les compatissants, cette volonté de protection et d’attention envers les autres ? « Notre ‘chemin propre’ est justement une chose trop dure et trop exigeante, et trop éloignée de l’amour et de la reconnaissance d’autrui, – nous ne sommes vraiment pas mécontents de lui échapper, à lui et à notre conscience plus personnelle, et nous prenons la fuite pour nous réfugier dans la conscience d’autrui, et dans l’agréable temple de la ‘religion de la pitié’. » Transposons au problème qui nous occupe : dans un monde pervers, il est trop difficile d’être un bon parent ; on décide donc de rester plutôt mauvais, on prend en pitié ces pauvres jeunes personnes, tout en aplatissant et en désingularisant leur ressenti. C’est beaucoup plus simple que de s’occuper singulièrement et de manière responsable de leur croissance.
La guerre contre le savoir
On voit à travers l’exemple de la décision d’Air France que par la même occasion, l’être-ensemble veut protéger ceux qu’il estime être les plus faibles, donc les jeunes, contre le solitaire, désigné comme anormal, amoral, dangereux, louche, « possiblement » un pédophile, surtout s’il a des prétentions artistiques ; c’est une étape de plus franchie dans le totalitarisme, qui persiste vers son but : supprimer la beauté, le savoir, et surtout les individus capables de les apprécier sans ressentir de culpabilité. Or, qui sont les plus habilités à apprécier les subtilités de l’art et de l’existence ? Ceux qui ont su cultiver leur solitude.
Or, dans le culte de l’enfance-plaisir, vu plus haut, on dénigre la frustration et l’isolement, qui sont pourtant les conditions indispensables au renforcement d’un caractère, à son émergence, à la formation de quelqu’un de moins facilement manipulable que les autres. Ce sont ceux qui sont habitués à mordre aux hameçons, à réagir immédiatement, sans recul, par « effet de groupe » ou « promesse de plaisir immédiat » qui sont les plus soumis, les moins résistants, les plus embrigadés, les plus irresponsables, les plus accrochés à toutes les drogues de la technique et du Spectacle (iPhone, iPod, etc.).
On veut nous protéger… contre l’esprit critique
Ce qu’on craint, en laissant un jeune voir ce genre d’exposition, et en ne le protégeant pas contre toutes les agressions imaginables, c’est avant tout qu’il devienne conscient de lui-même, et c’est un fait que l’adolescence est le moment où cette prise de conscience a le plus de chances de se produire. On protège donc les jeunes, non pas contre ce qui leur ferait du mal (on l’encourage plutôt, passivement), mais contre ce qui pourrait, par une violence intelligente, les pousser sur la voie de la prise de distance, de la réflexion, du refus d’une vie monotone. On les incite tacitement, comme le sent Larry Clark, à rejoindre tranquillement le rang des gens qui vivent avec des lorgnettes et dont l’intimité est sans cesse violée par les codes sociaux et moraux, on les incite à rentrer dans la société de consommation qui vit en grande partie du malaise sur la sexualité.
Larry Clark
Que risquerait de nous apprendre cette photo de Larry Clark? La fille est bien maquillée, se tient droite, ferme les yeux, ressemble à une divinité. Elle est l’idole, elle jouit déjà d’être l’idole, de toute sa vie future où elle jouera l’idole, elle se fiche, au fond, du type en face de lui, il pourrait être un autre, son sexe n’est pas si important, elle est surtout le corps qui, de tout temps, va recevoir l’hommage, pour la gloire des temps. Et le garçon, en face, pauvrement humain, pauvrement bandant, attiré comme un aimant, osseux, la bouche tordue, battu, courbe déjà l’échine face à l’idole, s’enlaidit pour l’atteindre, il veut sucer la beauté de cette fille comme une drogue, les yeux comme mi-ouverts, son devenir d’être tristement dépendant au sein féminin est déjà enclenché. Derrière eux, des nounours observent la scène.
Qu’y a-t-il dans cette photo ? Le savoir premier : une illustration du malentendu entre les sexes. Et aucun être humain ne peut faire un pas dans la connaissance tant qu’il n’est pas passé par ce sas, tant qu’il n’a pas accepté certaines réalités à ce sujet (donc au sujet de ses parents, précisément, qui veulent absolument le protéger de cette exposition perverse), qui turlupine chaque bipède et suffit presque à définir son rapport à l’existence. L’exposition sera interdite aux moins de 18 ans ; certainement parce qu’il n’est dans l’intérêt d’aucune société que ses jeunes individus en savent trop. Elle a toujours peur d’un savoir détendu et étendu sur les questions sexuelles, et préfère encourager sans l’admettre la diffusion du porno sur Internet, la misère sexuelle à grande échelle, au fond beaucoup moins licencieuse, beaucoup moins instructive, beaucoup plus morale, car obsédée par une série de détails techniques plutôt qu’en recherche d’un bilan distant des forces en présence.
La société adulte tente de se sauver la mise
Ainsi, on laisse à chacun le choix de cultiver son mauvais goût privé (porno), mais la société tente de se sauver la mise : elle montrera, à la moindre occasion, son désir ardent de protéger les jeunes, à quel point elle est irréprochable, au contraire de tous ces individus la composant qui ont le devoir de culpabiliser en se laissant aller à leurs penchants sordides. Officiellement, on s’occupe de toi ; mais en réalité, on te laisse te perdre, car ça arrange tout le monde, c’est ce qui permet de faire tourner la machine ; les adultes ratés préfèrent que leurs progénitures ne deviennent pas des adultes réussis. Positivisme moral global, et misère des singularités.
Personne n’est plus choqué de voir un corps de femme nu dans une pub pour un yaourt. Cela associe un objet produit en série à un corps anonyme ; les deux ne sont que sources de plaisirs fugitifs et remplaçables ; c’est d’une extrême violence, mais on s’y est fait. On comprend que les photos de Clark, et la réalité de nos corps elle-même, soient devenus malsaines ; il ne faut plus voir le réel en tant que réel, et encore moins vouloir montrer que le réel existe. Tout ce qui est singulier, étrange, qui prête à réflexion, à la prise de distance, est devenu malsain. Place au cadre pénal et aux atroces « éléments de langage », symbole de la désincarnation des temps.
Dans le silence absolu du « débat public » sur ces questions, en sous-main, la guerre fait rage, on le voit, et c’est pour cela qu’il faudrait peut-être donner ses chances à une oeuvre intelligente, aussi provocatrice qu’elle soit.
Crédit photo : Carmen Alonso Suarez / Flickr