Jan van Eyck (Maaseik ?, c.1390/95 ?-Bruges, 1441),
Double portrait des Arnolfini, 1434.
Huile sur panneau de chêne, 82,2 x 60 cm,
Londres, National Gallery.
Peu de tableaux du XVe siècle peuvent se targuer d’avoir connu une postérité aussi florissante que celui où, en 1434, Jan van Eyck représenta les Arnolfini. Devenu presque emblématique du « réalisme flamand », une notion dont la pertinence est fortement sujette à caution, il a été inlassablement convoqué pour illustrer des ouvrages traitant ou non d’art et suscité de multiples débats quant à sa signification réelle. Les quelques lignes que je vous propose aujourd’hui n’ont pas la prétention d’ouvrir des pistes interprétatives révolutionnaires, elles se veulent plutôt une flânerie autour de ce chef d’œuvre et des réflexions qu’il a entraînées.
La façon la plus simple d’entrer en contact avec l’œuvre est peut-être, dans un premier temps, de dire simplement ce qu’elle donne à voir. Sa description la plus sobre nous parvient d’un inventaire dressé en 1523-1524 de la collection de Marguerite d’Autriche (1480-1530) à Malines, où le tableau se trouvait depuis au moins 1516. Elle stipule, tout en livrant également deux précisions importantes sur l’auteur du tableau, « Johannes », et le nom du personnage masculin qui y figure, « Arnoult Fin », qu’y sont peints « ung homme et une femme estantz deboutz, touchantz la main l’ung de l’autre. » Ces deux personnages se trouvent dans une pièce percée, sur la droite, d’une fenêtre qui laisse voir quelques branches d’un cerisier dont les fruits sont mûrs. Sur le rebord de la fenêtre, une orange, et, juste en dessous, trois autres posées sur un coffre de bois. Fermant l’espace sur la gauche, un lit tendu de rouge, comme le sont aussi la cathèdre et le siège bas sculptés, disposés contre le mur du fond. Sur celui-ci, trois objets accrochés, un chapelet aux grains translucides orné de pompons verts, un miroir convexe, dans lequel se reflètent la scène ainsi que deux personnages, l’un vêtu de bleu, l’autre de rouge, serti dans un cadre historié de scènes de la Passion du Christ, un petit balai triangulaire, et une inscription à l’initiale déployée tel un flamboyant paraphe « Johannes de Eyck fuit hic/1434 », que l’on s’accorde à traduire « Jan van Eyck fut ici ». Au plafond est accroché un chandelier finement ouvragé où brille une bougie solitaire, les autres bases, dont une présente des coulures de cire, demeurant inemployées. Et il y a l’homme et la femme dont les mains se touchent, représentés en pied, richement vêtus, lui, main droite levée, austère sous son chapeau de paille, ses chausses, sa robe noirs, et sa huque violette à l’italienne ourlée de fourrure, elle, plus avenante dans sa robe bleue qui apparaît sous un surcot vert à déchiquetures fourré et bordé d’hermine, pourvu d’une traîne, dont elle ramène un pan au niveau de sa taille serrée par une ceinture grenat brodée d’or. Ses cheveux, coiffés en temples (ou cornes), sont couverts d’un rucher de drap blanc, tandis qu’à son cou brille un collier doré. Devant le couple, un petit chien, qui semble être un griffon bruxellois ou smousje. Sur le parquet, près de l’homme, des patins assez frustes, derrière la femme, un tapis à motifs géométriques et floraux, à l’extrémité visible duquel est une paire de chaussures recouvertes de cuir et ornées de perles, les siennes, sans aucun doute.
Le tableau, dont on peut, grâce aux documents d’archives, retracer l’itinéraire avec une précision qui en dit long sur l’admiration qu’il a très tôt suscitée, nous est parvenu en très bon état, mais incomplet. Son cadre d’origine, dont on sait qu’il existait encore vers 1700 grâce à une mention dans l’inventaire des collections du roi Charles II d’Espagne, a été perdu avant 1842, date de l’entrée de l’œuvre à la National Gallery. Une très intéressante note de Jacob Quelviz, un Allemand qui visita les collections royales espagnoles en 1599, nous en apprend plus au sujet de cet élément manquant, nous révélant qu’il comportait « de nombreuses inscriptions », qu’il ne livre malheureusement pas, dont celle-ci, qu’il retranscrit : « Promittas facito quid enim promittere laedit/Pollicitis dives quilibet esse potest. » Il s’agit des vers 443 et 444 du premier Livre de l’Ars amatoria d’Ovide, que l’on peut traduire ainsi « Promettez ! Quel dommage, en effet, y a-t-il à promettre ? Riche de promesses, l’est qui veut », une citation qui a laissé les commentateurs perplexes, tant elle semble en décalage avec le tableau. Sans doute le cadre comportait-il aussi, comme c’est souvent le cas chez van Eyck, le nom des personnes représentées, mais de ceci aucune source postérieure à 1524 ne fait état ; ce n’est qu’en 1857 que l’Arnoult Fin transcrit oralement dans les documents retrouva sa prononciation originale, italienne, d’Arnolfini. Le problème est que pas moins de cinq représentants de cette famille originaire de Lucques sont attestés à Bruges dans les années 1430, imposant donc d’en choisir un. Jusqu’à une date très récente, l’identification proposée en 1861 par James Weale, qui découvrit tant de documents capitaux dans les archives brugeoises, a été unanimement acceptée : l’Arnolfini représenté était le plus puissant membre de cette famille, Giovanni di Arrigo, en compagnie de sa femme, d’origine française, Jeanne Cenami. On doit à Lorne Campbell d’avoir démontré, en 1998, qu’il ne pouvait s’agir de lui, car il n’est pas attesté à Bruges avant 1435 et ne s’est marié qu’en 1447, soit treize ans après la réalisation du tableau et six ans après la mort de Jan van Eyck. Campbell a alors proposé le nom d’un autre Arnolfini, Giovanni di Nicolao, dont la présence à Bruges est documentée dès 1419 et qui s’y est fiancé, le 23 janvier 1426, à une jeune fille issue d’une puissante famille toscane, Costanza Trenta, alors âgée de 13 ans. Mais une lettre de sa mère, datée du 26 février 1433, nous apprend la mort de deux de ses enfants, Lionardo et Constanza. Si l’Arnolfini représenté est bien Giovanni di Nicolao, alors, conclut Campbell, il serait représenté avec sa seconde femme, au sujet de laquelle aucune trace documentaire n’a été, à ce jour, retrouvée. C’est ici qu’intervient une hypothèse de lecture particulièrement séduisante formulée par Margaret Koster en 2003 et dont ma découverte a motivé l’écriture de ce billet.
Mais avant d’y revenir, il me faut dire un mot rapide des interprétations récentes qui ont été faites de ce double portrait. Celle qui a le plus durablement marqué les esprits est celle que livra Erwin Panofsky en 1934 et qu’il reprit en 1953 dans Early Netherlandish Painting, ouvrage incontournable pour tout historien de l’Art s’intéressant aux primitifs flamands. Fondant sa lecture sur le symbolisme caché des objets composant la scène, il conclut que la scène représentée était un mariage secret auquel aurait participé Jan van Eyck en qualité de témoin, d’où la présence de l’inscription « Johannes de Eyck fuit hic/1434 » apposée comme un paraphe officiel visant à attester la réalité de la cérémonie à laquelle il avait assisté. Comme souvent avec les lectures de Panofsky, celle-ci est tellement bien construite et conduite qu’elle entraîne immédiatement l’adhésion. Elle a résisté longtemps, ne commençant à être vraiment remise en question qu’en 1986, dans un article de Jan Baptist Bedaux qui, tout en soutenant qu’il s’agissait d’un tableau de mariage, morganatique et non secret, montrait que les symboles que Panofsky avait cru cachés étaient en fait courants à l’époque dans ce type de situation. Une critique plus radicale vint d’Edwin Hall en 1994 qui, après une étude minutieuse des coutumes matrimoniales et de leurs représentations, affirma, en soulignant le caractère marginal et hétérodoxe du mariage clandestin au XVe siècle, ainsi que le fait que ce soit la main gauche de l’homme qui touche la droite de la femme, quand le mariage est symbolisé par la réunion des seules mains droites des promis, que le tableau représentait des fiançailles, et rejeta complètement l’idée que les objets pussent être des symboles, sinon ceux de la richesse du couple. En 1998, Lorne Campbell, dont j’ai déjà parlé, renvoya tout ensemble l’idée du mariage et des fiançailles, posant que ce double portrait visait simplement, pour Arnolfini, à présenter sa femme à la cour ou à sa famille.
La démarche de Margaret Koster est intéressante, car elle se concentre sur l’essentiel : l’image. Je mets mes pas dans les siens. Que voyons-nous ? Deux figures hiératiques disposées dans un lieu que l’accumulation de détails luxueux, comme, par exemple, l’omniprésence du rouge, une des teintures les plus chères à l’époque, dans les tissus d’ameublement, les oranges, le miroir et le chandelier finement ouvragés, désigne comme une pièce d’apparat plutôt que comme la chambre des époux, une pièce qui, en outre, ne dispose d’aucun chauffage et dont les commentateurs ont relevé que le sol parqueté était absolument inhabituel, comparé aux représentations contemporaines du même type. Un lieu qui, en dépit de son impression de réalité, n’existe donc pas en tant que tel. Je reviens, à ce propos, un instant vers Panofsky qui, bien que sa méthode ait montré ses limites et fait l’objet de nombreuses critiques, a souvent, outre son rôle de défricheur, eu d’excellentes intuitions, même si elles ont abouti à des conclusions parfois erronées. Je relève cette phrase : « Les deux époux, qui se tiennent avec raideur aussi écartés l’un de l’autre que l’action le permet, ne se regardent pas, mais semblent pourtant unis par un lien mystérieux. » Effectivement, bien que réunis dans une pièce qui ne semble pas particulièrement vaste, les deux personnages semblent se trouver dans des espaces étanches l’un à l’autre, une impression encore soulignée par la construction rigoureusement symétrique de la scène, autour d’un axe reliant chandelier, miroir, et griffon, que l’on peut rapprocher de celle de La Vierge au chancelier Rolin (Paris, Musée du Louvre), peinte vers 1435, mise en présence d’un personnage réel avec la vision que lui inspire sa prière. Une part de la fascination qu’exerce ce double portrait vient sans doute de ces subtils décalages entre l’apparente matérialité de ce qui montré et l’irréalité qui la sous-tend.
Il est également frappant de constater la différence du traitement pictural des deux personnages. L’homme a des traits fortement individualisés, parfaitement conformes au portrait que van Eyck fit de lui à une date légèrement postérieure (c.1435 ? Berlin, Staatliche Museen), tandis que ceux de la femme tendent vers plus d’idéalisation. Si l’habit que chacun porte se distingue tant par son luxe que par son inadéquation à la saison (les cerises sur l’arbre sont rouges, on doit être au début de l’été) comme à un contexte strictement domestique, ce qui peut certes se concevoir s’agissant d’un tableau à caractère officiel, on ne pouvait les penser plus antithétiques. Celui de la femme est coloré, j’allais écrire printanier, tandis que celui de l’homme est uniment sombre. Comme le montrent bien les travaux de Sophie Jolivet-Jacquet, le noir était alors une couleur souvent adoptée par les riches bourgeois, en signe de modestie, et il allait connaître, à la fin des années 1430, une vogue importante à la cour de Bourgogne, Philippe le Bon l’adoptant de préférence à toute autre pour ses tenues, sans toutefois l’imposer à ses courtisans, qui tendirent à l’élire d’eux-mêmes au début de la décennie suivante. La mise d’Arnolfini serait donc en avance sur cette mode, à moins qu’il n’ait d’excellentes raisons pour porter des vêtements et un chapeau noirs, auxquels il associe, en outre, une huque violette, réunissant ainsi les deux couleurs associées à la mort en cette première moitié du XVe siècle. À l’appui de cette hypothèse, il faut savoir que le chapeau était préférentiellement porté durant la période de deuil ainsi que le prouve l’exemple de Philippe le Bon qui, en octobre 1435, fit teindre en noir sept chapeaux pour pouvoir mener celui d’Isabeau de Bavière.
Vous l’avez compris, ce n’est pas vers l’épithalame mais vers l’épitaphe que nous entraîne la lecture de Margaret Koster. Et comment ne pas y adhérer lorsque l’on s’approche du miroir orné des scènes de la Passion, où trône la Crucifixion, avec, du côté de l’homme, les scènes où le Christ est en vie (Agonie au jardin des oliviers, Arrestation, Christ devant Pilate, Flagellation, Portement de croix), et, du côté de la femme, celles de Sa mort et de Sa Résurrection (Descente de croix, Mise au tombeau, Descente aux Limbes, Résurrection), sans compter la nature même d’un objet où l’image de la vie ne passe que de façon transitoire ? Comment ne pas remarquer que, sur le brillant chandelier, la bougie allumée est du côté de l’homme tandis que seules subsistent les coulures de cire de celle qui s’est éteinte du côté de la femme, comment ignorer la figure sculptée grimaçante juste à l’aplomb de leurs deux mains ? Le fait que tant d’indices aillent dans le même sens n’est peut-être pas une coïncidence, d’autant que le griffon, aux pieds du couple, seul élément d’entrée du tableau puisqu’il est l’unique figure à envisager le spectateur, est tout autant un symbole de fidélité que de frivolité des plaisirs terrestres, comme le montre un des panneaux du petit Triptyque de la Vanité terrestre peint par Hans Memling (c.1439/40-1494) après 1485 et conservé au Musée des Beaux-Arts de Strasbourg, et serait sans doute à considérer également comme le seul souvenir vivant de sa maîtresse. On pourrait peut-être encore ajouter la présence, du côté de l’homme, du chapelet qu’on lirait alors comme une consolation à chercher dans la prière, alors que, du côté de la femme, l’image du petit balai rappellerait, de façon presque grinçante, la poussière ramassée puis dispersée. On sait, en outre, grâce à la réflectographie infrarouge, que le tableau a été réalisé en plusieurs phases, puisqu’aucun dessin sous-jacent n’a été retrouvé pour le griffon, le chandelier, ou la cathèdre ornée de la sculpture de Sainte Marguerite, invoquée pour la protection des femmes enceintes ou en couches. J’ignore s’il faut absolument voir dans la présence de cette dernière l’indication que la jeune femme pourrait être morte en couches, mais ce qui me frappe, en revanche, c’est que deux éléments qui se rattachent d’aussi près à l’idée du caractère transitoire de l’existence aient été ajoutés en cours de travail, comme ont été modifiés la forme du miroir, à l’origine octogonal, et le contact de la main d’Arnolfini avec celle de sa femme, au départ plus ferme.
Faut-il déduire de tous ces éléments qu’un tableau originellement conçu, selon toute probabilité, pour présenter le couple sous son meilleur jour (je rejoins Campbell sur ce point) se soit mué, du fait des circonstances, en un mémorial, un Leal souvenir, pour reprendre l’expression figurant sur le Portrait d’homme, dit « Tymotheos », du même van Eyck (1432, National Gallery) ? Rien ne permet de le décider définitivement, mais de nombreux éléments m’incitent, à la suite de Margaret Koster, à le penser. Dans cette optique, l’inscription testimoniale du peintre prend un sens autre que celui, juridique, qu’on y a longtemps vu. Artiste célèbre dont les œuvres avaient la réputation, de son vivant même, d’offrir le reflet exact de la Nature, il atteste d’une présence et, sans doute, d’un bonheur, qui furent et ne sont plus. Dans un tel contexte, enfin, les deux vers d’Ovide prendraient un sens intéressant, sous réserve de les compléter avec celui qui les précède immédiatement, « La colère même des dieux cède aux accents d'une voix suppliante », non plus ironique, mais révolté contre les revers de Fortune (un thème récurrent au XVe siècle, comme le montre, par exemple, l’œuvre de Christine de Pizan) qui ne tient pas les promesses qu’elle fait.
« Jan van Eyck fut ici » comme le furent l’homme, la femme, la pièce d’apparat, le petit griffon, et de leur passage fugace dans le miroir de la vie, son tableau seul apporte le loyal souvenir. Auriez-vous pensé, en vous arrêtant avec moi devant le Double portrait des Arnolfini qu’il pût dégager à ce point un parfum de Vanité ?
Accompagnement musical :
Guillaume Du Fay (c.1397 ?-1474) :
1. Par le regart de vos beaux yeux, rondeau
Frédéric Bétous, alto, Domitille Vigneron, vièle à archet, Antoine Guerber, guiterne
2. Mon chier amy, qu’avés vous empensé, ballade
Andrés Rojas-Urrego, alto, Raphaël Boulay, ténor, Antoine Guerber, guiterne, Evelyne Moser, vièle à archet
Diabolus in Musica
Antoine Guerber, guiterne & direction
Mille Bonjours ! Chansons de Guillaume Du Fay. 1 CD Alpha 116. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Pistes de lecture :
Erwin Panofsky, Les primitifs flamands (Early Netherlandish Painting, 1953), Hazan, 1992
Edwin Hall, The Arnolfini betrothal, University of California Press, 1994
Lorne Campbell, National Gallery Catalogue : The fifteenth century Netherlandish Schools, 1998
Margaret L. Koster, « The Arnolfini double portrait : a simple solution » in Apollo, septembre 2003
Jenny Graham, Inventing van Eyck, The remaking of an artist for the modern Age, Oxford, 2007
Sur le costume : Sophie Jolivet-Jacquet, « Pour soi vêtir honnêtement à la cour de monseigneur le duc de Bourgogne » : costume et dispositif vestimentaire à la cour de Philippe le Bon de 1430 à 1455, Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, 2004.