J’aime les enchaînements de hasard et c’est intriguée par l’enthousiasme généré par le roman de Jérôme Noirez que je poussai la porte de la Hune car acheter de la littérature de l’imaginaire dans une librairie un peu snob contribuera peut-être à ce que ce genre ne soit pasexclu de prestigieux rayonnages, du moins ma fantaisie me prédispose à le croire.
J’y ramassai un magasine gratuit fort bien fait, Exporama, que j’ouvris distraitement jusqu’à ce que page 64 une reproduction me fasse basculer dans le monde d’Alfred Kubin ; je fus saisie par cet homme dévalant sur des roues une pente qu’on aurait crut arrachée à une montagne russe conçue par Escher, ce Sisyphe surnaturel me soufflait : "Accroche-toi et ouvre grand les yeux…"
Et tout s’enchaîna à la perfection : le vernissage de cette expo était pour le soir même et nous avions reçu des invitations.
Presque trop beau pour y croire mais le hasard me devait bien ça qui a dû prendre un malin plaisir jusqu’ici à me faire rater la fabuleuse trajectoire de Kubin car comment expliquer qu’un tel mélange de fantastique et de surréalisme me soit resté inconnu ?
Une longue série de dessins la plupart réalisés à la plume et à l’encre sur des feuilles de cadastre accueille le visiteur et le précipite dans le monde grinçant et angoissant de Kubin.
Ici l’inconscient règne à la manière de la Dame de pique, selon ses caprices et ses humeurs. Les symboles de l’innocence peuvent être détournés vers une cruauté morbide ; ainsi le cheval à bascule montée par une Amazone fauche des corps. La fée semble avoir préféré Sade à Madame d’Aulnoy.
Les icônes religieuses ne sont pas épargnées ainsi le sacrifice du lion érotise le thème de la crucifixion.
La charge narrative des tableaux est très élevée. Le Poteau indicateur fige dans l’éternité de la représentation une fausse indication mais à chaque regard qui le scrute peut-il montrer du doigt une nouvelle piste à explorer.
Alfred Kubin a été initié à la peinture à la colle par Kolo Moser et il trouva dans ce procédé une nouvelle voie à explorer et à exploiter par l’indéterminé et donc la potentialité interprétative des reliefs et des couleurs. Kubin déploie des parures de paons et des massifs de flore sous-marine.
La dernière partie aborde la dimension illustrative de l’œuvre de Kubin qui mit son talent au service de textes qui résonnent en droite ligne avec ses obsessions, ses thématiques : Poe, Barbey d’Aurevilly ou plus étonnant Candide.
Au fur et à mesure de sa carrière, on sent le cynisme virer à l’angoisse et les tragédies humaines qui viraient à la farce s’estompent au profit du drame anxiogène et intime qu’est l’approche de la mort.
La scénographie est très réussie. Des grands panneaux de couleurs et des éléments présentant une légère symétrie ou une soudaine découpe s’harmonisent bien avec cet univers en général sombre et les formes grotesques, exagérées, inattendues qui le peuplent. Les variations de perspective prolongent le sentiment de se retrouver au centre d’un labyrinthe émaillé de chausse-trappes de trompe l’œil et de fausses issues.
Il est juste à regretter un léger étranglement dans le dernier tiers de l’exposition qui rend la circulation et à priori encore plus l’arrêt pour contemplation pénible.
Le film qui conclut l’exposition est assez étonnant. La bonhomie des traits de Kubin son regard malicieux tempèrent l’impression d’un être torturé que peuvent dégager ses oeuvres.
Et l’on sort de cette vertigineuse rétrospective presque tenté de demander asile dans ce pays à moitié oublié mais entièrement fascinant.
Alfred Kubin (1877-1959) - Souvenirs d'un pays à moitié oublié
20 octobre 2007 - 13 janvier 2008
11 avenue du Président Wilson
75116 Paris
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h
Nocturne le jeudi jusqu’à 22h
Alfred Kubin
L’Homme
1900-1903
Plume, encre, aquarelle, crachis sur papier de
cadastre
Leopold Museum, Vienne
© ADAGP, Paris, 2007