Les récentes manifestations ont vu défiler entre 1 et 3 millions de grévistes et sympathisants dans l’ensemble de la France. On annonce un « mardi noir » pour demain : de nouvelles manifestations sont prévues qui pourraient durer jusqu’à la fin du mois. Objectif : faire entendre raison au gouvernement, dont le projet de loi sur les retraites augmenterait de deux ans l’âge légal de départ à la retraite.
Malgré la sympathie d’une majorité des Français pour ce « mouvement » fort peu « social », une fois de plus, les employés du service public présents dans les manifestations ne pouvaient mieux démontrer l’illégitimité de leurs revendications.
Les grévistes du public comme du privé aiment à rappeler qu’ils ne coûtent rien à la société, les heures chômées étant retenues sur leur salaire. Si c’était aussi simple, le patronat n’aurait aucune raison de faire la moue. C’est oublier qu’une grève se traduit nécessairement par un ralentissement de l’activité et nuit donc non seulement à l’entreprise directement touchée par le mouvement de grève, mais également aux autres agents économiques.
On a tort de croire que les grèves ne coûtent qu’aux patrons. De nombreuses autre personnes sont touchées. C’est encore plus évident quand les grévistes sont censés, en temps normal, assurer un service public. S’il n’est jamais facile d’évaluer le coût d’une journée de grève (d’ailleurs largement inférieur à celui des arrêts-maladie) pour l’économie nationale dans son ensemble, on devine aisément l’impact d’une grève des transports (au moins 37% de cheminots en grève le 23 septembre), des facteurs (16,5) ou des enseignants, qui ont le front d’affirmer dans une même phrase que la société a plus besoin de professeurs que de policiers et que les premiers ont plus le droit de manifester que les seconds.
On ne rappellera jamais assez qu’un employé du service public ne doit ni ne peut être un privilégié. La stabilité de son emploi a pour contrepartie la régularité de son travail. Et plus globalement, l’existence des services publics est justifiée par le postulat que la main visible de l’Etat doit assurer aux citoyens les services essentiels que ne peut lui rendre la main invisible du marché. Si les services publics ne sont plus assurés, c’est leur bien-fondé qui est remis en question, la fiabilité du service public justifiant le prélèvement de l’impôt qui sert à son financement. Ce qui est financé par voie d’autorité doit être garanti également par voie d’autorité. Autrement, c’est du vol.
Mais les grévistes du public ne veulent rien savoir et ne comprennent pas pourquoi un enseignant devrait s’effacer derrière sa fonction. C’est pourtant le prix à payer : on ne peut à la fois être indispensable à la société – comme le prétend n’importe quelle assistante sociale – et n’en faire qu’à sa tête. La société ne pouvant faire pression sur le secteur public comme elle le ferait sur le secteur privé, les employés du secteur public se doivent non seulement de faire leur travail, mais d’anticiper les attentes réelles du consommateur-contribuable. Ce n’est écrit nulle part sur le contrat : il suffit de s’interroger une minute sur la notion de service public. Ce dont les enseignants devraient plus que d’autres être capables.
Peut-on vraiment leur en vouloir ? Le fait qu’en France 75% des 15-30 ans envisagent de devenir fonctionnaires tout en plaçant plus haut que tout les idées de liberté et d’indépendance est révélateur d’un malentendu. Ils n’ont aucune idée du prix à payer, et tout est fait pour qu’ils n’en prennent jamais conscience.
L’Etat soi-disant « social » dont le président Sarkozy, soi-disant « libéral », se vante d’être le gardien, aurait-il peur de son ombre ? La limitation du droit de grève dans le secteur public ne contredit pas l’éthique socialisante de l’Etat-providence, pas plus que la réforme des retraites défendue par le gouvernement ne remet en cause le système de retraite par répartition hérité du régime fort peu libéral de Vichy.
En effet, ce à quoi les Français assistent depuis des années n’est pas une lutte entre progressisme et réaction, mais entre socialistes responsables et irresponsables. Il faut lire le témoignage d’Olivier Lebeau, enseignant, paru dans Le Monde : c’est la réaction d’un bon et loyal socialiste ayant pris conscience que repousser l’âge légal de la retraite permettrait de « sauver les retraites ». Ce n’est pas une capitulation, notre enseignant est incontestablement socialiste : il aurait préféré voir voter de nouvelles taxes sur les « revenus du capital » et se résigne à la réforme des retraites parce qu’il craint qu’à la répartition ne succède la capitalisation, « synonyme d’inégalité ». Il n’est pas jusqu’au choix des mots qui ne rappelle le vain enthousiasme républicain raillé par Hyppolite Taine : Olivier Lebeau se présente comme un « citoyen responsable » – c’est le nom que se donnent entre eux les socialistes attachés à protéger la société contre les effets secondaires de la liberté.
« Pour la première fois depuis 10 ans », Olivier Lebeau a donc donné cours le 23 septembre 2010. Et les autres ? Les autres sont dans la rue, ils font grève et réclament plus de socialisme et moins de sarkozysme, sans comprendre que le sarkozysme n’est strictement rien d’autre qu’un socialisme prenant soin de lui-même. Le tract de l’UMP défendant la réforme des retraites est on ne peut plus clair là-dessus : la retraite par répartition y est décrite comme une « formidable solidarité intergénérationnelle », Nicolas Sarkozy s’y engage à garantir la « pérennité de notre modèle social ». Pourquoi diable le Parti socialiste se cherche-il un leader ? Il est déjà à l’Elysée.
Nils Sinkiewicz