Croiser une inconnue, tomber amoureux d'elle, de son port, de sa démarche, ne jamais (lui) avouer, le regretter peut-être, être hanté par le souvenir, finalement cultiver sa peine et peut-être l'écrire ou la chanter un jour. Situation à la fois quotidienne (le moindre trajet en métro peut y être propice) et exceptionnelle (tout de même rare que le souvenir d'un visage inconnu s'ancre de manière pérenne). Et pourtant, aussi fugace qu'elle soit dans la vraie vie, le cinéma peut en transmettre deux impressions absolument contraires.
Cas n°1 : Dramatiser la rencontre fugitive
Où l'on s'aperçoit que Bresson (Quatre nuits d'un rêveur 1971) a adapté littéralement, au mot et à la respiration près, A une passante (Charles Baudelaire 1861).
Démonstration vocale et rythmique, ici
Et comme toujours chez Bresson, les ponctuations sonores. Si Bazin affirmait que le seul bruit d'un essuie-glace d'automobile pouvait donner au dialogue des Dames du Bois de Boulogne des allures raciniennes, on remarquera dans ces Quatre nuits d'un rêveur le couperet de la sonnette et du soufflet de la portière du bus, stigmatisant que cette fugitive rencontre n'aura sans doute jamais de suite.
Cas n°2 : Dilater le moment
"L'adresse aux passantes" est un genre en soi, mais pas uniquement littéraire. On en trouve des déclinaisons cinématographiques (Dans la ville de Sylvia, Jose Luis Guerin 2007) et musical (ou plutôt clipesque - un concert à emporter en forme de bal(l)ade new-yorkaise dans les pas des fées au Bontempi d'Au revoir Simone).
Tentons donc la juxtaposition de ces deux "poursuites" (ICI), peut-être les deux plus lentes du monde, qui plus est. Et que constatons-nous ? Loin de rendre ces moments tragiques, leurs langueurs réciproques les dilatent pour les faire aboutir à un somnambulisme si soigneusement cultivé qu'il anesthésie l'angoisse de la perte.
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Et tant qu'on y est, d'autres démarches charismatiques. Certes, on n'est pas dans le même registre sentimental que les extraits précédents, même si un indéniable pouvoir de séduction émane de ces images. Il s'agit d'extraits du New Dance Show (et possible version originelle du "hache-ipée a chopé" de notre enfance ?).
Je ne me lasse pas de la générosité de ces extraits où chacun fait son numéro, générosité permis par un dispositif hybride et minimal qui mixe piste de danse et podium de défilé de mode. Le plus émouvant dans cette parade construite sur une surenchère bon enfant de numéros dansés tient aussi à leur dimension d'inventaire d'un moment de la danse. Je ne suis pas spécialiste mais il me semble que ce début des années 80 à Détroit marque l'avènement de ce qui deviendra la techno mais nourrie sur un fort héritage soul. Et la force de ces vidéos est bien de capter cette mutation qui, comme toutes les phases de transformation, invente des attitudes hybrides, inédites, et qu'on ne reverra jamais ensuite.
Quelque part, le New Dance Show, c'est donc le "Conservatoire des danses inventives", soit l'exacte antithèse d'une administration inventée par les Monty Python : "The ministry of silly walks".
Mais le plus troublant, c'est que quand on juxtapose le New Dance Show et les Monty Python, (ICI), la grâce et le ridicule ne paraissent pas si étrangers l'un à l'autre, comme si toute invention chorégraphique devait, à un moment ou à un autre, en passer par une désarticulation domestiquée. Mais en même temps, le New Dance Show, c'est la classe américaine et les Monty Python, la classe british. Et classe contre classe, ça donne encore une autre classe !