Pois de senteur (J.J. Grandville)

Par Arbrealettres


Pois de senteur

Ne vous attendez pas à trouver dans ma vie
des circonstances extraordinaires, des évènements imprévus.
Une fois sur la terre, voulant rester paysanne,
je m’étais mise au service d’un jardinier.
Une autre servante et moi nous composions toute sa maison.

Margot, c’était le nom de ma compagne, était une grosse campagnarde joufflue,
haute en couleurs, carrée d’épaules,
l’objet de l’admiration de tous les villageois.
« Elle fait presque autant d’ouvrage qu’un boeuf »
disait souvent notre maître, pour donner une idée de ses précieuses qualités.

Aussi était-elle l’objet de toutes ses préférences.
Quant à moi, je ne savais rien faire;
je n’étais bonne qu’à danser le dimanche,
à rire et à sauter tout le reste de la semaine.
Elle est assez gentille, disait le fermier en parlant de moi;
mais c’est une tête folle, elle est toujours à mettre le nez à la fenêtre,
à se balancer, à chanter; on n’en fera jamais rien.

Le résultat de cette comparaison entre Margot et moi
était qu’à elle allaient les bons repas,
les succulents morceaux de galette de maïs,
les cuisses d’oies grasses et dodues,
les verres pleins de cidre écumeux.
A moi les vieux morceaux de pain dur,
les os et l’eau du puits; encore avait-on l’air de me la reprocher,
et quelquefois j’étais obligée d’aller m’abreuver
à l’aide de l’arrosoir et à l’insu du fermier.

Il me semblait pourtant que j’étais plus jolie que Margot,
et je ne comprenais pas pourquoi on me la préférait.
[Jusqu'au moment où:]
Je compris: sur la terre, l’utile vaut mieux que l’agréable.

(J.J. Grandville)