Flèche-d’eau
« Vogue ma barque, fends le courant rapide;
elle m’appelle à l’autre bord, j’entends sa voix qui me protège! »
Ainsi chantait le pêcheur, et s’appuyant sur sa rame, il
divisait le flot en laissant après lui un sillon argenté.
Sa barque volait comme l’hirondelle; déjà les saules du rivage
laissaient voir leur chevelure verte.
Le pêcheur redouble d’efforts.
Tout-à-coup il lui sembla que sa barque, rebelle à la rame,
était entraînée doucement vers un point opposé.
Au même instant la lune se voila; il vit au milieu des joncs
se dresser lentement une belle femme, et il entendit une
voix qui chantait:
« Où vas-tu, jeune pêcheur?
Écoute, je suis la blanche reine de l’onde.
La rive est pleine de désillusions;
suis le courant qui t’entraîne vers moi;
je te montrerai le chemin qui conduit dans mes bleuâtres royaumes,
vers mon palais de cristal.
Ne me connais-tu pas! Le soir, c’est moi qui t’endors
au bruit de mes soupirs expirant sur la grève;
c’est ma fraîche haleine
que tu respires le matin sur le seuil de ta chaumière.
Vois, ta barque d’elle même marche vers moi.
Laisse-toi aller, pêcheur, suis le courant qui te guide. »
Le pêcheur, pâle d’effroi, gardait le silence.
Le malheureux s’était approché de cet endroit mystérieux
où s’élève la flèche d’eau au milieu de mille plantes aquatiques.
Les rameurs qui ont obéi à son appel n’ont plus reparu au village,
on les a trouvés bien loin sur le rivage, frappés de nombreuses blessures.
La menteuse divinité les avait percés de ses dards.
Ces histoires se présentèrent à l’esprit du pêcheur,
mais l’ondine chantait toujours,
une fascination involontaire le privait de ses forces,
il allait abandonner l’aviron.
Tout-à-coup son nom répété trois fois retentit sur la rive.
« Vogue ma barque, » s’écria le pêcheur ranimé,
» fends le courant rapide: elle m’appelle à l’autre bord,
j’entends sa voix qui me protège! «
Il s’éloigne, et l’ondine disparaît ne laissant après elle
qu’un cercle d’argent sur l’eau.
(J.J. Grandville)