C’étaient deux frères Supervielle, béarnais d’Oloron qui, vers 1880, étaient partis faire souche à Montevideo en épousant là-bas deux sœurs basques. L’un des couples met au monde un petit Jules, puis meurt accidentellement en France au premier retour. L’enfant apprendra brusquement à neuf ans que les « parents » qui l’élèvent ne sont que tante et oncle adoptifs, et les « frères » des cousins. Séisme intime aux grandes répercussions. Toute une œuvre poétique et romanesque - Gravitations, Les Amis inconnus, Le Voleur d’enfants, L’Homme de la pampa (parmi tant d’autres ouvrages singuliers), pour dire l’écart de soi aux autres, de soi à soi, de l’âme au corps, de Dieu aux hommes et d’un bord de l’Atlantique à l’autre. C’est troublant, l’écart, mais aussi quelle richesse ! Quelle force d’humanité ! Dans son unique livre de souvenirs, Boire à la source, Jules Supervielle mène l’enquête sur le drame qui le fit orphelin si tôt, se confie sur sa double angoisse d’une santé précaire et de la France occupée, évoque son Uruguay natal et, comme dans la page que voici, exalte le vif supplément d’âme et de sang d’être enfant « des deux rives ».
Arion
Air qui tourne à Montevideo autour des chevilles des femmes, comme te voilà heureux ! Jamais tu ne vis jambes mieux attachées, en allégresse de pieds et de pas. Et ces bras nus qui s’enivrent de leurs propres formes. Ces têtes claires comme un beau climat derrière une vitre pure. Ces yeux francs, ces figures de proue, cette flottille vivante de belles jeunes filles et jeunes femmes, par centaines.
Tous les types, sauf celui de la lassitude, pas de traits tirés, de poches sous les yeux. Une jeunesse exceptionnelle : cette « adolescente » qui passe…, « elle espère » son quatrième enfant. Cette « jeune femme »…, elle est déjà grand’mère.
Vent du Sud. Vent du Nord . L’air d’ici vous arrive du pôle dans sa virginité ou du Brésil, tout chaud encore de s’être longuement couché, retourné et endormi dans les palmes et les plantes grasses.
Beaucoup de femmes ont atteint ici la perfection dans le type que, dès l’enfance, elles avaient secrètement choisi. Cette pureté des traits, cette audace dans la démarche et dans les grands yeux, cette façon de toiser l’étranger, cet air d’infaillibilité, tant de beauté possible au même endroit…
…parce qu’un jour des Conquistadors, des chercheurs de trésors, des chasseurs d’Indiens ; parce qu’un autre jour, deux siècles plus tard, un basque, français ou espagnol, à qui l’air du large monta à la tête ; parce qu’un Russe, ou un Portugais, ou un autre Basque ; parce qu’un capitaine suédois ayant fait naufrage sur les dangereuses côtes de Maldonado vit la mer et le pampero lui rendre son navire par petits morceaux ; parce qu’un Anglais cherchant fortune, un Allemand appelé par un cousin d’Amérique, un Autrichien qui souffrait des nerfs, un mineur belge qui avait échappé à un coup de grisou, un Syrien allant vendre sa parfumerie de campagne, un inconnu qui avait oublié le nom de son pays ; parce que des Italiens et des Galleros, et des Andalous, tous las de leur vieille terre avaient dit : « Eh bien, moi aussi j’y vais, je veux voir ce que c’est ! » ; parce qu’ils débarquèrent en Uruguay, par milliers et milliers ; parce que tous ces visages de jeunes gens, ces regards vifs, ces pas légers et sûrs ont été faits avec la collaboration du cœur, des pampas et de la mer, je veux dire de l’amour et de la liberté.
Lugubres mariages de raison, ce n’est pas ici votre terre ! Ce n’est pas ici qu’avant les fiançailles le conseil des anciens vêtus de noir s’assemble pour discuter autour d’une table boiteuse.
Les enfants que vous rencontrez ici n’ont pas été longuement médités, mis et remis en question avant de naître. Ils ne sont pas sortis soucieux et fronçant les sourcils des tristes officines du calcul et de la pénitence. Ce sont des enfants qui viennent curieusement voir ce qui se passe sur la terre, enfants de pays neufs, plus enfants que ceux que vous voyez sur les routes des vieux pays, enfants d’un Uruguay encore plein d’enfance, enfants aux os joyeux, multitude d’enfants superbes, chantant leurs propres louanges.
Jules Supervielle, Boire à la source, 1951