Le 20 janvier 1892 paraît dans l'Art et l'Idée un article sur Maurice Bouchor et son théâtre de Marionnettes, écrit par par l'un de ses collaborateurs ; Amédée Pigeon.
Les Evénements d'Art Littéraire
Le Petit Théatre des marionnettes
et
Le Poète Maurice Bouchor
L'Art et l'Idée abandonnera volontiers aux chroniqueurs parisiens le soin de signaler hâtivement les nouveautés courantes et d'un goût souvent contestable du théâtre contemporain. Ennemie de toute banalité, la revue qui vient d'éclore entend ne cueillir que la fleur rare des parterres littéraires. Il lui suffira donc pas qu'on l'invite pour qu'elle se dérange. Elle veut du neuf, de l'inédit, de l'exquis, de l'extraordinaire, du recherché pour ses dilettantes lecteurs.
Les marionnettes l'amusent. Elles ont bien amusé Swift et le Dr Johnson. Elle a foi dans ces petites personnes de bois qui, si dociles, se laissent coiffer et habiller sans donner le moindre signe de mauvaise humeur, et qui entrent en scène à l'heure précise sans que l'avertisseur ait besoin de leur crier, en agitant sa sonnette : En scène, Mesdemoiselles ! - Des poupées qui jouent Aristophane, qui jouent Shakespeare, Cervantes, Hroswitha, des poupées qui disent les vers des poètes modernes, en prenant conseil des poètes pour l'intonation et pour le geste ! Des poupées qui, la représentation finie, rentrent modestement dans leur boîte, sans demander à leur directeur des appointements de ténor ! Il y avait là de quoi éveiller l'attention du lettré qui a dirigé le Livre, puis le Livre moderne et qui fut, dès l'origine, un des spectateurs les plus assidus des représentations de la galerie Vivienne.
>Aussi veut-il, aujourd'hui que les poupées ont fait leur chemin dans le monde, et au moment où elles vont attirer chez elles les curieux épris d'art mystique, parler un peu des fondateurs du Petit-Théâtre de la galerie Vivienne, et tout d'abord de Maurice Bouchor, l'auteur de Tobie et de Noël.
Maurice Bouchor ! Vous le connaissez, Parisiens, qui avez vécu votre vingtième année près du jardin du Luxembourg. Amis des livres qui passez, le soir, sous les galeries de l'Odéon pour y chercher, y découvrir le poète qui, son livre à la main, vous fera veiller, vous avez lu les Chansons joyeuses, les Poèmes de l'Amour et de la Mer, puis le Faust moderne, les Contes parisiens et les Symboles. Vous connaissez enfin les articles publiés par Bouchor dans la Revue des Chefs-d'œuvre, dans le Passant, et tout récemment dans la Revue bleue.
Maurice Bouchor, vous l'avez rencontré traversant le jardin du Luxembourg ou dans la rue, l'œil rieur, la main dans sa grande barbe blonde, sinon, distrait, un journal à la main, avec son allure correcte et mélancolique de rêveur anglais.
Le poète est trop connu et a été esquissé trop souvent pour qu'il y ait lieu de recommencer son portrait. C'est de Bouchor, auteur dramatique, que je veux parler aujourd'hui.
omme tout honnête homme, aux heures où la terre lui semble sans joie et où la vie lui apparaît comme une longue épreuve, Bouchor s'inquiète de savoir s'il sera sauvé. Mais peut-il y avoir un enfer ou même un purgatoire pour ceux qui ont tant aimé Bach, Haendel et Beethoven ? - Non content d'avoir entendu beaucoup de fugues, et les plus belles symphonies, Bouchor est, dès à présent, soucieux de savoir s'il aura sa place réservée dans les concerts éternels qui ne peuvent manquer de se faire entendre autour de « celui qu'il cherche en d'innombrables dieux ». Le Conservatoire ne lui suffit point, non plus que les salles de Lamoureux et de Colonne. Il veut, dès à présent, s'assurer une éternité musicale et poétique, et pour se mettre bien avec Dieu, il s'est, narguant le proverbe, mis fort bien avec ses saints.
Sainte Cécile, dont il vient de mettre en vers la poétique légende, le vieux et le jeune Tobie, les bergers, Marjolaine, Myrtil, les Rois mages, la Vierge elle-même plaideront si bien sa cause là-haut qu'il y entendra jouer par les anges ce que notre saint-pères le Bach n'a jamais fait exécuter sur la terre.
Quand je me figure Bouchor ravi au ciel non moins qu'un confesseur ou qu'un martyr, je le vois entouré de l'Ange de Tobie et de l'Ange du mystère de Noël. Emporté par eux, il s'en va retrouver le vieux Corneille qui a traduit parfois en si beaux vers l'Imitation de Jésus-Christ et le pieux Racine qu'il si magnifiquement loué le mois dernier à la Comédie-Française, le Racine qui allait assister aux prises d'habit des jeunes religieuses pour y sentir ses yeux se mouiller de larmes.
L'enfant Jésus, celui devant lequel il a fait brûler l'encens et chanter de si délicieux cantiques, ne peut manquer de lui sourire lorsqu'il le verra venir et de dire à ceux qui forment sa cour : « Laissez-le passer, l'exquis poète ; je le connais. »
Et s 'il était besoin qu'une vois féminine se fît entendre pour attendrir le souverain juge, j'imagine que l'abbesse Hroswitha, la bénédictine du Xe siècle, parlerai en faveur du poète qui l'a fait connaître en jouant, il y a deux ans; Abraham l'Ermite.
Bouchor a donc dès à présent d'assez beau titres aux récompenses éternelles. Et pourtant, apprenez, jouisseurs incrédules, que le poète qui vous a charmé ne croit pas avoir encore assez fait pour son âme immortelle. Bouchor, qui jadis fut gourmand et gourmet comme Grimod de la Reynière, Brillat-Savarin, Bouchor veut se dégager de plus en plus des tentations de la chair : le chantre de la grasse lippées est devenu végétariens, parce qu'il tourne au bouddhisme. Le sonnet suivant, dédié récemment à Octave Uzanne et qui est tout à fait inédit, est un éloquent témoignage de sa nouvelle conversion.Bouchor avait écrit pour la scène Dieu le veut et Michel Lando. Il a écrit pour les poupées : Tobie, légende biblique en vers, en cinq tableaux, Noël, mystère. Il va faire représenter, cette année : la Légende de sainte Cécile, en trois actes, en vers, Khéyam et la Dévotion à saint André.
La future préface de la Légende de sainte Cécile explique les préférences de Bouchor pour les marionnettes :
« J'ai désiré, nous dit-il, être joué par des créatures vivantes. Non pas que je sois très ambitieux ; mais telle de mes conceptions dramatiques exigeait, pour diverses raisons, d'autres interprètes que des poupées et une scène plus vaste que notre Guignol. Alors, on m'a vu, après tant d'autres qui me valaient bien, errer de théâtre en théâtre avec un gros manuscrit sous le bras... Je n'ai d'ailleurs à me plaindre de personne ; la seule coupable est cette cruelle optique de la scène. On n'est pas joué tant qu'on l'ignore ; et le seul moyen de l'apprendre est d'être joué. Tirez-vous de là. De plus habiles que moi ont pu sortir de cet âpre dilemme ; je m'en réjouis pour eux de tout mon coeur ! »
Les marionnettes ont quelque droit d'être fières. Elles ont appris à Bouchor cette optique de la scène que l'on avait apprise jusqu'alors que dans les salles de l'Odéon ou du Théâtre Français, et le tout Paris qui décide des réputations a dit à l'écrivain qu'il en savait assez pour prétendre aux applaudissements de tous ceux qui ont l'amour de la belle et simple diction mise au service d'une poésie touchante et élevée.
La petite salle de la galerie Vivienne s'est emplie chaque soir, l'année dernière. Les lettrés tous d'abord y sont venus. Renan, Anatole France, Jules Lemaître furent des premiers à applaudir. Renan, dans une lettre que Bouchor conserve précieusement, déclara que le spectacle était fait pour amuser des rois et des philosophes. Les philosophes se sont montrés satisfaits. Les rois ne manqueront pas de témoigner quelque jour leur sympathie. Le fin lettré que l'Angleterre avait nommé ambassadeur à Paris, l'ami des gens de lettres, Lord Lytton, se montre souvent au Petit Théâtre, et je le vois encore en se promenant, pendant un entr'acte, dans la galerie Vivienne avec l'auteur de Tobie, qu'il félicitait chaudement. Les peintres et les sculpteurs qui aiment les beaux vers, Puvis de Chavannes, Mercié, Rodin, Henri Lombard, Lerolle, Lenoir, bien d'autres encore se montrèrent souvent aux représentations des Mystères.
Le succès est venu et, avec lui, hélas ! - nécessaire, mais triste ! - la foule et le snobisme ! - Il est curieux, je crois, de rappeler comment les marionnettes ont commencé.
Un soir de l'année 1887 j'allai chez mon ami Henri Signoret, qui habitait alors rue de l'Abbé-de-l'Epée. J'avais sous mon bras un volume contenant le théâtre d'Aristophane. Je lus à Signoret les Oiseaux. Il prit grand plaisir à cette lecture, et, dès ce soir-là sans doute, il songea à faire partager son plaisir aux Parisiens. Quelques mois plus tard, j'étais hors Paris et je reçus une lettre de Signoret qui m'annonçait comme prochaine la représentation des Oiseaux par des poupées. En quelques mois, sculpteurs, peintres, mouleurs, lecteurs, machinistes, décorateurs, avaient été trouvés, réunis. Un atelier fut loué dans la rue du Val-de-Grâce. Quelques amis de bonne volonté s'exercèrent au moulage des torses et des jambes de poupées. Signoret donnait ses idées, et tant bien que mal on les exécutait.
Puis, l'atelier de la rue du Val-de-Grâce fut abandonné. On y avait répété le Gardien vigilant de Cervantès, et déjà Bouchor s'y était révélé excellent lecteur dans le rôle du sacristain. Les Oiseaux furent joués – Anatole France, qui n'avait pas encore écrit Thaïs, ce chef-d'œuvre, mais qui prenait plaisir à annoncer depuis longtemps aux lecteurs du Temps la bonne nouvelle, applaudit Pisthéthère, Evelpide, le Triballe et Neptune. France nous donna, dès le premier jour, l'appui de sa belle parole si judicieusement écoutée.
Paul Marguerite fit paraître une petite plaquette dans laquelle il racontait la très courte histoire des marionnettes. Il fut, lui aussi, de ceux qui comprirent dès le premier jour et applaudirent.
Dès l'année suivante on osa jouer Abraham l'Ermite, de Hroswitha, et la Jalousie du barbouillé de Molière. Puis vinrent les représentations de la Tempête, et la voix de Ponchon lisant le rôle de Caliban attendrit les cœurs les plus durs. Coquelin cadet voulut lire le rôle de Trinculo et supplia Signoret de le disputer à la Comédie-Française.
Puis Bouchor écrivit Tobie, Noël, et la Chanson de Marjolaine vola sur la bouche des hommes. On vit, on entendit Sarcey chanter : Noël ! Noël ! Albert Wolff même – cet aveu doit lui être compté là-haut – déclara qu'il avait passé dans la salle de la galerie Vivienne une soirée inoubliable.
Richepin qui, dès la première heure, avait approuvé l'idée de Signoret déclama d'une voix magnifique les belles strophes du roi nègre, tandis que Ponchon réalisait « l'âne exquis » que Bouchor avait rêvé.
Les marionnettes se transportèrent, l'an dernier, dans la grande salle du Bazar de Charité rue de La Boétie. Elles charmèrent même les petites aveugles qui assistèrent à la représentation ; elles devinaient, au son des voix, la grâce des gestes et goûtèrent non moins l'adorable musique de Paul Vidal.
Signoret, qui a tout inventé, tout mis en oeuvre, doit être fier du résultat obtenu. Il a fait plus qu'amuser les Parisiens ; il les a fait penser et a conquis leur sympathie.
Les peintres auxquels on doit les décors du Théâtre de la galerie Vivienne sont Georges Rochegrosse, Lerolle, Lucien Doucet, Frank Lamy, Félix Bouchor, Rieder, Tanoux, Maillol, Ludovic Dubois, Gibelin.
Les sculpteur Henri Lombard et Belloc ont fait pour les poupées des têtes qui sont des merveilles, et qui, frappées par la lumière de la rampe, donnent l'illusion de la vie.
Les machinistes, des artistes également, se nomment : MM. Léon Baille, G. de la Landelle, Pierre Morel, Raibaud, Gibelin ainé et Gibelin cadet, L. de Lapeyrouse, Belloc, Ludovic Dubois, Mazereau et Albert Tricon.
Les rôles jusqu'ici ont été lus par MM. Jean Richepin, Maurice Bouchor, Raoul Ponchon, Félix Bouchor, F. Rabbe, Paul Passot, Amédée Pigeon ; Mmes Kerckoff, Lavigne, Fontaine, Denis, Paule Verne, Cécile Dorelle, Monti.
Le Théâtre de la galerie Vivienne, qui s'ouvrira le 25 de ce mois, d'ici quelques jours à peine, représentera la Légende de sainte Cécile, en trois actes en vers, de M. Maurice Bouchor ; puis, en février, Khéyam, un acte en vers, et la Dévotion à saint André, mystère en un acte, en vers, ces deux pièces de M. Maurice Bouchor ; enfin les marionnettes joueront également le mois prochain l'Amour dans les Enfers, un acte en vers du signataire de cet article, qui se voit obligé de couper court, faute de place pour la fin de cette sorte de conférence, revue et considérablement raccourcie, hélas ! Par le directeur et metteur en scène de cette publication nouvelle déjà fort encombrée à ses débuts.Amédée Pigeon.
Publiée du 20 janvier 1892 au 20 décembre 1892.
Directeur Octave Uzanne.
Fait suite à la revue Le Livre Moderne.
Théâtre de marionnettes : Alfred Jarry et Le Théâtre des Pantins. "Vive la France !" Le Théâtre des Pantins censuré. Les Paralipomènes de Punch. E. Straus. A. Jarry.