Le mouvement social s'emballe-t-il ? Plusieurs appels à la grève reconductible ont été lancés ces derniers jours (RATP, SNCF, chimie, la Poste, France Télécom). Les centrales syndicales privilégiaient jusqu'à présent des journées d'action ici ou là. A l'Elysée, on prend tout cela très au sérieux, et on dose les annonces et les efforts pour déminer la situation. A Brice Hortefeux, Nicolas Sarkozy a demandé retenue et vigilance de la part des forces de l'ordre. Il ne veut aucun dérapage. A l'UMP, la riposte médiatique vise, sans surprise, les « cheminots privilégiés », ou le « mauvais timing » d'un blocage de l'économie en phase de reprise. Puis, jeudi, Sarkozy a convoqué quelques représentants du Sénat pour leur dire ce qu'il avait accepté quelques nouvelles concessions, mineures et transitoires.
Petits arrangements entre amis
Sarkozy a donc « lâché du lest », du petit lest, du lest concocté depuis longtemps. Il fallait calmer l'amertume populaire et soulager la pression. Depuis l'annonce du projet en juin dernier, le chef de Sarkofrance dose ses concessions avec soin. Son projet vise à faire payer les retraites de demain par les plus modestes et épargner un relèvement des cotisations sur les hauts revenus, le capital et le patrimoine. Ce sont des principes intangibles. Depuis le début de cette affaire, un temps troublée par l'affaire Bettencourt, Sarkozy suit sa feuille de route : reculer par petits pas sur des points mineurs et volontairement durcis initialement, pour mieux sauver l'essentiel.
Jeudi matin, Nicolas Sarkozy a donc tenu une « réunion de travail » sur le projet de réformes des retraites. Etaient conviés François Fillon, Eric Woerth (Travail), George Tron (Fonction Publique), Gérard Larcher (président du Sénat), Gérard Longuet (patron des sénateurs UMP), Nicolas About (président des sénateurs centristes), et trois sénateurs rapporteurs du texte. Quelle curieuse conception du Parlement ! Sur la forme, tout se décide donc à l'Elysée. Sarkozy ne prend pas la peine de laisser les centristes amender le projet au Sénat. Il veut récupérer la mise à son unique profit. La veille, on expliquait à l'UMP que « les arbitrages » n'étaient « pas encore terminés ». Et pour cause ! Les sénateurs du camp présidentiel n'avaient pas encore pris leurs consignes à l'Elysée.
Petites concessions entre amis
En juin, il s'était déjà gardé quelques concessions mineures sous le bras, qu'il a tardé jusqu'à septembre et le lendemain de la première journée de grèves et manifestations pour confirmer l'abaissement du seuil d'invalidité physique de 20 à 10% pour les retraites anticipées et l'extension du dispositif carrières longues. Là encore, c'est Sarkozy lui-même qui annonça aux députés-godillots ce qu'ils devaient voter.
Depuis, il attendait l'examen de la loi au Sénat, après son adoption expresse à l'Assemblée nationale. Il lui fallait, pour calmer la rue et l'amertume, faire croire qu'il y a débat et échange. Le théâtre sarkozyen suivait donc son cours ce jeudi matin : « La question spécifique de la retraite des femmes a également été évoquée au cours de la réunion.» Un quarteron de ministres et secrétaires d'Etat avait publié une tribune dans le Monde lundi dernier pour expliquer que les femmes n'étaient pas maltraitées par la réforme. A lire le communiqué élysée, on comprend que cette tribune avait été rédigée ou validée par l'Elysée. On y retrouve les mêmes arguments : « Sous l'effet de la forte progression du taux d'activité féminin ainsi que des mécanismes protecteurs de notre système de retraite (par exemple, majoration de durée d'assurance de deux ans par enfant), les femmes auront dans 5 ans une durée d'assurance équivalente à celle des hommes et, passé cette date, l'écart sera désormais à leur avantage. » L'argument est fallacieux : le gouvernement fait semblant d'ignorer les carrières partielles, retardées ou moins bien rémunérées qui concernent structurellement les femmes.
Grand seigneur, Sarkozy accepte donc que le recul à 67 ans de l'âge de départ à la retraite sans décote soit abandonné pour les parents de plus de trois enfants nés avant 1956, ainsi que pour les parents d'enfants handicapés. Pour compenser le manque à gagner, qu'il chiffre à 3,4 milliards d'euros sur la période de la réforme (2011 à 2018), il annonce deux nouvelles taxations sur les plus riches, hors bouclier fiscal mais bien modestes : une majoration du prélèvement social sur le capital à hauteur de 0,2 point et l'alignement du taux du prélèvement sur les plus-values de cessions immobilières hors résidence principale (passage de 17% à 19%) sur le taux applicable aux plus-values de cessions mobilières. L'effort est symbolique : environ 700 millions d'euros par an.
Ces deux concessions ne bouleversent pas non plus l'équilibre général de la réforme. Elles sont d'une durée limitée, 5 ans, afin de gérer la transition vers le nouveau régime. Elles ne corrigent pas le problème principal du projet, pas même évoqué dans le communiqué officiel de la Présidence, le cumul d'une durée de cotisations élevées avec le recul à 62 et 67 ans pour la majorité des Français. Surtout, ces concessions étaient prévues et préparées pour satisfaire les sénateurs centristes. Il y a 15 jours, le gouvernement avait refusé des amendements quasi-identiques lors de l'examen de la loi à l'Assemblée, comme celui de la députée UMP Chantal Brunel qui proposait le report du relèvement de l'âge de départ à taux plein des mères de trois enfants.
Comble du cynisme politique, la proposition relative aux parents d'handicapés était dans les tuyaux depuis belle lurette. Le 13 septembre dernier, avant l'adoption de la loi par les députés, Nicolas Sarkozy avait reçu des associations de personnes handicapées pour leur promettre que leurs demandes seraient « être étudiées dans le cadre de l'examen par le Parlement du projet de loi de réforme des retraites ».
Un peu plus tard dans la journée de jeudi, le ministre du Travail répétait : « nous avons un texte équilibré. » Il disait exactement la même chose ... en juin dernier.
Gros cadeaux entre amis
La séquence n'aurait pas été complète sans un coup de pression supplémentaire de la part de l'UMP contre le bouclier fiscal... et l'ISF. Jeudi, 79 députés UMP ont annoncé déposer un amendement au projet de loi de finances pour réclamer la suppression, dès 2011, du bouclier fiscal et de l’impôt sur la fortune, qui seraient remplacés «l’imposition des revenus du patrimoine, ainsi que la création d’une nouvelle tranche d’impôt à 46% pour les revenus supérieurs à 100.000 euros». Quelle surprise ! L'argument avancé est connu: «La suppression du bouclier fiscal, d’autant plus perçu comme inéquitable qu’il protège surtout les très hauts revenus, est aussi juste qu’attendue. La suppression de l’ISF, qui frappe le patrimoine sans tenir compte des revenus qu’il génère, est d’autant plus nécessaire qu’elle n’existe dans aucun des pays qui nous entourent ».
Cette manipulation fiscale a largement été commentée : il s'agirait de renoncer à un bouclier, injuste, qui coûte 600 millions d'euros, pour alléger 3,5 milliards d'euros d'impôt sur la fortune aux détriments d'un alourdissement de la fiscalité du travail. On rappellera aussi que la progressivité de l'Impôt sur le revenu a été mise à mal par la droite au pouvoir dès 1995, et la réduction du nombre de tranches (supérieures) par Jacques Chirac. Vouloir la rétablir au motif qu'il s'agirait d'une juste compensation de l'abandon de l'ISF a quelque chose de cynique voire d'amoral.
Selon l'Express, Nicolas Sarkozy a confié, lors du petit-déjeuner du camp sarkozyste mardi matin, à l'Elysée, qu'il modifiera substantiellement le bouclier fiscal et l'ISF en juin 2011.
Bizarrement, ces députés UMP sont moins prolixes sur l'ampleur des niches fiscales et sociales.
Sur les retraites, comme sur le bouclier fiscal, on tente donc de nous faire croire que Sarkozy est « bousculé » par sa propre « majorité ». C'est faux. Tout ceci n'est qu'un jeu de faux débats, fausses concessions, et vrais cadeaux.