Rendez-vous un matin de septembre dans le nord-ouest de Paris pour un entretien avec Alexandre Jardin. Le thème, le « numérique », pourrait surprendre les nombreux admirateurs de l’auteur. En effet, ce dernier est quasiment absent du web : pas de page Facebook officielle, aucun site web à l’horizon et aucun ouvrage papier disponible en ebook. Avant même de le rencontrer, cette non-existence numérique nous a interpellés. Pourquoi se lancer subitement dans ce nouvel univers ? Coup de com’ ou appropriation lente et réfléchie du nouveau média ? Le logo d’Orange, présent sur la plaquette de presse, incite à retenir la première option. Et pourtant…
La surprise est de taille. Une véritable réflexion sur le rôle du numérique au service de l’écriture a été menée. Bien au-delà de l’ebook homothétique, la question qui semble avoir irrigué tout le projet est la suivante : si nous devions raconter une histoire en numérique, comment le ferions-nous ?
De cette réflexion, Alexandre Jardin et les équipes d’Orange (une vingtaine de personnes au total) ont développé un texte (malgré sa naissance sur le papier) 100% numérique ! En effet, l’aventure débute à la parution de l’édition de poche de FanFan2, le 27 octobre (la version Broché ayant vu le jour l’année dernière). Alexandre Jardin a, dans cette nouvelle édition, revu la fin du roman en laissant son héros éponyme créer un site Internet, FanFan2.fr (site actif à partir du 27 oct.) sur lequel il partagera ses états d’âme et questionnements.
Le récit, en se déployant dans le virtuel, s’offre alors une nouvelle vie. À travers un site internet, une application iPhone/iPad et Android (qui sera proposée gratuitement, mais aussi dans une version payante, « autour du prix d’une rose » se plait à préciser Alexandre Jardin), mais aussi par le biais des réseaux sociaux (Facebook et Twitter), l’auteur va conter au jour le jour la suite des aventures d’Alexandre qui cherche à maintenir la flamme de son amour avec Fanfan. L’expérience est massive et cross-plateform afin de toucher un large lectorat. Au fil des jours, les lecteurs sont invités à participer au déroulement de l’histoire et leurs avis viendront modifier le cours de l’aventure, sous la plume (pour être plus exact, le clavier !) de l’auteur.
Derrière la prouesse technique de ce récit multiplateforme, la motivation de l’auteur est de transformer nos smartphones en outils d’émotion. Et seulement avec des mots ! On peut se demander grâce à un sujet populaire (tel que « comment faire rêver sa nana ») Alexandre Jardin, par le biais de cette expérience numérique, va réussir à « mettre du romanesque à l’intérieur de notre quotidien ». En tout cas, ce n’est pas le temps qui manquera, car la durée de l’opération (du 27 octobre au mois de mai 2011) fait de ce marathon littéraire une expérience unique en son genre.
Mais pourquoi cette initiative vient-elle d’un auteur encore attaché au papier et non pas d’un pure-player du numérique ? Il nous a semblé qu’il s’agissait d’une conviction personnelle de l’auteur de « Chaque Femme » est un roman qui le pousse à voir derrière les outils numériques un moyen d’inventer un nouveau genre, universel et capable de gommer la frontière entre la fiction et le réel.
L’autre ambition de cette expérience est de concevoir des outils réutilisables ainsi qu’une nouvelle grammaire, qui pourront être utilisés par d’autres auteurs désireux d’entrer dans le numérique.
La discussion que nous avons eue avec Alexandre Jardin a été tout autant passionnée que passionnante ! Son volontarisme et son regard sur les changements offerts par le numérique laissent toutes les chances à l’expérience FanFan2.fr de connaître le succès et il faut avouer qu’un projet d’une telle ampleur est une première. Quelles seront les réactions des lecteurs ? Il serait malvenu de donner une réponse. Au lancement du site le 27 octobre, l’auteur et son équipe feront un saut dans le vide. Risqué ? Sûrement. Mais pourquoi ne pas s’y jeter ? Un résumé de la motivation d’Alexandre Jardin dans cette aventure ? Un « Il faut y aller » plein de convictions !
Chronologie
- 1965 : Naissance à Neuilly-sur-Seine.
- 1986 : A 20 ans, son roman, Bille en tête, reçoit le prix du 1er Roman. Il est diplômé de Sciences Po Paris la même année.
- 1988 : Il reçoit le Prix Femina pour son deuxième roman, Le Zèbre.
- 1990 : Première publication de Fanfan qu’il adaptera au cinéma en 1993, avec Sophie Marceau dans le rôle de Fanfan et Vincent Pérez dans celui d’Alexandre.
- 1996 : Réalisation du film Oui.
- 1999 : Création de l’association “Lire et faire lire”.
- 2000 : Réalisation du film, le Prof.
- 2004 : Les Coloriés, une collection d’ouvrages destiné aux enfants.
- 2008 : Publication de Chaque femme est un roman.
- 2009 : Publication de Quinze ans après, aux Éditions Grasset.
- 2010 : Lancement de l’expérience Fanfan2.fr à l’occasion de la sortie de la version poche de Quinze ans après.
- 2011 : Sortie d’un nouveau roman.
Interview
eBouquin : Pourquoi cette expérience ? D’ailleurs, en est-ce une ou bien voyez-vous cela comme une nouvelle étape dans l’écriture?
Alexandre Jardin : C’est bien une expérience, mais grandeur nature ! Il est bien sûr possible de la mener dans notre coin, mais nous sommes à un moment de l’histoire du livre où il faut que ce genre d’essai soit mené dans la rue, sur l’ensemble des réseaux.
Je suis surtout excité par le fait que cette nouvelle technologie (dixit : le roman numérique) permette de mélanger fiction et réalité. L’arrivée massive des smartphones va me permettre de raconter des histoires tout en immergeant le lecteur dans une fiction qui ne le quittera plus. Lorsque vous allez au théâtre, vous acceptez de vivre une histoire qui se déroule sur plusieurs jours ou années, mais condensée dans une heure et demie de récit, cependant, le roman numérique permet de concevoir des fictions dans l’instantané afin de faire disparaître la frontière entre la fiction et le réel. C’est une opportunité historique.
Bien entendu, je vais continuer à écrire des livres papier, car si le numérique permet certaines choses, le papier en permet d’autres.
EBQ : Mais ne risque-t-on pas de perdre le lecteur en abolissant cette frontière ? Arriveront-ils à faire la différence entre fiction et réel ?
AJ : J’ignore totalement quelles vont être les pratiques de lecture. Il y aura des gens qui seront accros, d’autres qui reviendront de temps en temps. Il est difficile de savoir, à ce stade de l’aventure, comment les lecteurs vont appréhender ce genre d’histoires. Lorsque le héros informe qu’il fera une surprise à FanFan à 15h35, regarderont-ils leurs smartphones dès la mise en ligne (et depuis le bureau) ou attendront-ils de rentrer chez eux le soir afin de découvrir l’histoire d’une traite ? Peut-être que les générations actuelles refuseront le temps réel. C’est impossible à savoir… (rires.)
EBQ : À partir de la sortie de la version poche de FanFan2 (le 27 octobre jusqu’en mai 2011), les lecteurs pourront suivre la suite de l’histoire. Comment avez-vous fait pour imaginer un récit d’une telle longueur ?
AJ : Je dois vous avouer que lorsque j’ai signé avec Orange je n’avais pas imaginé l’ampleur de la chose ! Comment vais-je y arriver ?! (rires) Le volume à écrire est lourd. Mais on est rapidement pris par son propre récit. J’ai moi-même envie de savoir ce que pensent les personnages, de les faire interagir par le biais de mail, de SMS, etc. Le volume a rapidement dépassé ce que nous avions prévu avec l’équipe. Et cela, sans même prendre en compte les futurs avis des lecteurs. Il est fort possible que les internautes se prennent au jeu, interviennent dans le récit et proposent des idées que nous pourrons ensuite intégrer dans le cours du récit. Le pari est de faire vivre un personnage en même temps que le lecteur. Le héros lira les journaux, réagira face à l’actualité, sera victime d’insomnies… C’est un vrai récit en temps réel.
EBQ : Vous êtes considéré comme un pionnier dans cette nouvelle branche de l’écriture. Souhaitez-vous être rapidement rejoint par les autres écrivains ?
AJ : Les autres écrivains, tout ce que je souhaite, c’est qu’on en parle. Si le concept prend — ce que nous ignorons encore —, il va falloir venir. Il va falloir que l’on investisse le terrain. C’est très important pour la culture et pour la qualité de notre langue. C’est le job des gens de « mots » d’arriver dans le numérique avec leur langage. Je ne voudrais pas que la culture numérique se développe contre la culture de l’écrit papier. Ce serait une folie, une faute culturelle ! J’en discute avec quelques amis écrivains, mais j’aimerais bien qu’il y ait une « meute » derrière. Étant donné que nos produits numériques seront extrêmement différents, nous apprendrons beaucoup les uns des autres. Ce qui est formidable avec le numérique, c’est la souplesse des outils !
Ce ne sont pas les constructeurs de calèches qui ont inventé les bagnoles. D’autres auteurs vont émerger et ceux-ci ne viendront pas du papier. Les nouveaux modes d’expressions s’inspireront des auteurs traditionnels au début. Viendront ensuite des Goscinny qui réinventeront leur art !
EBQ : Selon vous, cette expérience est-elle une histoire d’idée ou de moyens ?
AJ : Les deux. Même dans un groupe comme Lagardère, Livre de Poche, les ressources n’existent pas. On finit donc par se retrouver à travailler avec des techniciens qui ont déjà réfléchi aux changements culturels liés au numérique et à la place que peut prendre cette nouvelle forme d’écriture dans notre société.
EBQ : Pourquoi ne pas avoir fait cette expérience à la sortie de la version brochée de Quinze ans après ?
AJ : Au début, j’avais pour idée de l’adapter en film, comme j’avais adapté FanFan 1, mais je me suis rendu compte que l’aventure de création est plus forte dans le numérique. On connaît la grammaire du cinéma. Avec le numérique, la part d’innovation est sans contrainte, car les grammaires narratives ne sont pas encore constituées. Entre ce que j’ai imaginé pour les premiers épisodes et ceux qui viennent ensuite, j’ai appris et imaginé un nombre considérable de nouveaux procédés. Je me suis amusé à lier les différents supports afin de renvoyer le lecteur de Twitter à Facebook ou au site FanFan2.fr. Le héros prendra des photos qu’il postera en ligne, le lecteur pourra lire ses mails ou ses SMS, etc. La construction d’un récit numérique est totalement libre.
EBQ : N’est-on pas plus proche du jeu vidéo que d’un bouquin ?
AJ : Le terme de transmedia serait plus approprié ! Par moment, l’internaute aura accès à des photos puis ensuite à des films, tout dépendra de ce que le personnage voudra faire partager. Il y a plein de jeux vidéos qui n’ont pas de sens, alors qu’ici on sait très bien que lorsqu’il n’y a plus de jeu dans une relation amoureuse, il n’y a plus de couple. On propose là un jeu par le biais d’un récit, mais ce jeu existe réellement dans nos vies. Un mari qui ne surprend jamais sa femme est en grand danger. Pour que l’histoire devienne participative, il faut qu’il y ait une ambiance. Je ne sais pas comment ce récit va être pris : est-ce que cela va exaspérer des hackers ou être pris comme un ballon d’oxygène ?
Cela fait partie de l’aventure.
EBQ : Que souhaitez-vous apporter à vos lecteurs avec ce récit interactif ?
AJ : La grande jouissance que j’attends est de savoir que des lecteurs testent eux-mêmes certaines scènes ! On prétend qu’il est toujours possible de mettre du romanesque dans notre quotidien et je veux voir comment les lecteurs vont le vivre.
EBQ : Contrairement aux tirages papier, vous ne savez pas combien de lecteurs vous aurez. Est-ce que cela est perturbant ?
AJ : En effet, on ignore totalement les formats de fréquentations. Le récit va-t-il regrouper 200 personnes, 3000, 70 000 ou 2 millions ? Les lecteurs seront-ils assidus tout au long de la journée ou liront-ils l’histoire d’une traite le soir ? Il est difficile, dans ces cas là, de savoir où sont placées les notions d’échec ou de réussite. Est-il mieux d’avoir un million de lecteurs ou bien un noyau dur de suiveurs ? Aucun repère n’est encore fixé et cela contribue à faire de ce projet une véritable expérience.
EBQ : Cette expérience d’écriture s’écoulera de la fin du mois d’octobre au mois de mai 2011. Est-ce que les contenus resteront accessibles ad vitam aeternam ?
AJ : Le projet est intitulé Saison 1. La durée de vie du contenu n’est pas encore fixée, mais il ne serait pas improbable qu’un lecteur puisse se replonger dans l’histoire dans quelques années ou que des archéologues du web le redécouvrent dans quelques décennies. Ce sont des questions auxquelles nous n’avons pas encore de réponses. Nous allons découvrir cela en route.
EBQ : Vos précédents livres ne sont pas disponibles en numérique. Pourquoi ?
AJ : Je ne suis pas contre cette idée en tant qu’auteur. L’idée me gêne plus lorsque je me place du point de vue du lecteur. Je serai plutôt pour différer les sorties, accéder d’abord au livre papier puis aller ensuite au numérique. Si j’ai gardé mes droits numériques, c’est que je ne veux pas encore les publier. Lorsque j’écris, je le fais pour être lu sur du papier. Avec le numérique, je conçois pour un smartphone. Les deux supports se complètent. Ce sera la première fois que l’on aura un ouvrage de littérature générale qui glissera vers le numérique.
EBQ : Vous avez fondé, il y a plusieurs années, l’association « Lire et faire lire » afin de promouvoir la lecture chez les jeunes. Pensez-vous que le numérique va leur redonner goût de lire ?
AJ : Pour moi, c’est le retour de l’écriture. Le XXème siècle était celui des metteurs en scène. Le XXIème siècle, grâce au numérique, va être celui des écrivains. Je suis très étonné que le monde littéraire ne s’en soit pas encore rendu compte. Il voit encore un ennemi dans ce qui va sauver l’écrit. Et, oui, le numérique est de l’écrit ! Quel que soit le metteur en scène, la culture de l’image s’est incroyablement banalisée et l’on assiste aujourd’hui à un retour du côté des « raconteurs d’histoires ». Des histoires qui peuvent être racontées sous forme de bulles, de tweets ou encore de blogs.
Propos recueillis par Clément Monjou et Marie-Laure de Buor