Entretien infini n° 8 avec Patrick Beurard-Valdoye
autour de la culture rromani et de son prochain livre Gadjo-Migrandt
Cet entretien fait partie de la série des Entretiens infinis menés avec Patrick Beurard-Valdoye.
entretiens infinis (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7),
Poezibao : pouvez-vous me dire comment sont nés votre intérêt et votre attrait pour la culture rromani, bien avant que l’actualité ne la mette, hélas, sur le devant de la scène ? S’agit-il d’un intérêt global ou bien êtes-vous parti, comme vous le faites souvent, d’un personnage clé, avec agrandissement progressif des cercles autour de lui et à partir de lui, dans le temps et l’espace géographique ?
Patrick Beurard-Valdoye : mon intérêt pour le monde des Rroms ?
Un phantasme d’emblée.
Qui, artiste, n'a pas rêvé, à défaut de la vivre, d'« une vie de Bohême ».
Enfant je jouais au bord de la Savoureuse. Mon endroit préféré, celui où je retourne toujours pour observer le vol de l'alcyon, est une plagette face à la confluence de la Savoureuse et du... Rhôme.
Chacun a de fait une attirance pour les tsiganes. Mais la plupart d'entre nous la refoule, jusqu'à la « haine des gens de l'ordre » parfois — Flaubert en parle dans une lettre —.
L’autre, dans sa différence est souvent source du mal. Nous les poètes, savons ce que cela signifie (enfin, ne généralisons pas, il y eut et il y a les poètes de cour…).
Mais voyager dans la culture de l'autre permet de sortir de nos ornières : le serpent, dans la Grèce antique ou en Inde, symbole de la connaissance, est un signe positif.
Souvent, notre regard sur les Rroms passe par le folklore. Leur musique en premier lieu.
Ça a donc dû commencer aussi par là. Liszt (qui a écrit des choses très belles sur les Tsiganes, ce qui n'efface jamais son antisémitisme) ; Bartók ; et surtout Janáček. J’y reviendrai.
Mais j'ai l'impression que cette fois encore, l'amorce est un rapport singulier à l'espace, par la géographie, l’histoire, les sciences politiques, la philologie, tout ce qui contribue à élaborer un « paysage poétique ».
J’aimerais insister sur ce détail, Florence. Dans Gadjo-Migrandt, comme dans Mossa, quoi que d’une façon autre, il y a en premier lieu un espace, lequel me conduit, en effet, à une figure, célèbre parfois, ou connue d’un petit groupe seulement (surtout s’il s’agit d’un Rrom, qui bien entendu ne retient pas l’attention de la « culture immobilière », à moins d’être un musicien, à l’instar de l’unique Danko Pista qui a sa statue au centre de Szeged). L’espace aux parages d’une personne devient en effet, par une série de rides concentriques, son extension. Un peu à la façon dont le territoire s’élargit, devenant une dimension supérieure de la personne, dans la dernière séquence de « Solaris » de Tarkovski.
Mon approche par les arts poétiques consiste à sentir ou repérer des lignes de mouvement - des vents - mais aussi à jouer l’extension plastique des espaces, leur friction sonore, en soulignant la simultanéité ou la concomitance d’événements non liés par une chaîne de causalité.
Ici, c’est mon attrait pour le bassin du Danube. Mon premier voyage en Europe centrale, quand j'étais étudiant, le « bloc de l'Est » comme l'on disait, où sur place on se rend compte à quel point rien ne fait bloc (dans chaque village vous avez par exemple cinq églises de confession différente, et il y a peu, l’on y entendait cinq ou six langues). Je me souviens de cette expérience curieuse où l'étudiant fauché que j'étais se retrouvait honteusement aisé en Hongrie, obligé de dépenser 25 dollars par jour, ce qui n'était possible qu'en fréquentant les meilleurs restaurants. Dans les petites villes à l'époque peu touristiques comme Egger, d'excellentes formations musicales tsiganes accompagnaient les repas. A la fin d'un morceau magnifique j'ai, contrairement aux usages, applaudi. On a regardé avec consternation le délinquant que j'étais soudain, mais le violoniste étonné s'est incliné, avec la même dignité qu'un Isaac Stern sur scène.
Or la difficulté commence. Comment accéder aux informations sur les pratiques culturelles rromani qui dépassent et évitent les stéréotypes dont la culture « immobilière » et sédentaire se nourrit, et qu’elle vomit parfois ? La musique ne concerne qu’une partie des tsiganes, elle est l'arbre qui cache la forêt. La plupart des Rroms ne font pas de musique, et par surcroît une partie d'entre eux ont une détestation pour ces musiciens qui « pactisent » avec les Gadjé (c’est-à-dire nous, en rromani).
Poezibao : il me semble que cet attrait est venu s’inscrire très naturellement dans votre travail sur l’exil, entrepris dès les premiers livres, l’ensemble des livres constituant une sorte de grand livre de l’exil, autour de figures clés ? Cette intuition est-elle fondée et si oui, pouvez-vous montrer un peu par quel processus vous êtes passé ?
Patrick Beurard-Valdoye : dans le cadre de mon « Cycle des exils », déterminé à reconsidérer l'Europe, son histoire, ses crises culturelles, sa lèpre multi-nationaliste, j'ai assez vite saisi que la « question Rrom » (comme disent les media et les hommes de partis) était cruciale, et passionnante, puisque paradoxale. Et que, bien entendu, l'obstination d’administrateurs à creuser les ornières déjà tracées par six siècles de préjugés, allait conduire à l'impasse européenne, sinon à la catastrophe. Le racisme d'état s'est développé depuis des décennies dans de nombreux « pays de l'est » en décomposition, où les pulsions pogrommiques sont légion. La France, après l'Italie, emboîte vulgairement cette logique de peur.
Or, qu'on le veuille ou non, la culture rromani est porteuse de valeurs européennes antidote au nationalisme rampant. « Schengen » pour un tsigane, c'est une évidence. Dans le dernier film de Toni Gatlif, « Liberté », il y a cette magnifique réplique d’un Rrom à un fonctionnaire pétainiste : « Cette guerre c’est la vôtre, nous, nous ne faisons pas la guerre. »
Que les choses soient de mon point de vue claires : il n’y a pas de question ou de problème « Rrom ». Il y a un problème Gadjé. Il n’y a qu’incapacité et indifférence des autorités européennes à contrer le racisme d’état, et surtout à mettre en œuvre des modes permettant aux Rroms de vivre dans une Europe où les critères de leur culture seraient également pris en considération.
Poezibao : vous intéressez vous à une partie particulière de la culture rromani, puisque celle-ci semble comporter plusieurs aires ? Si oui laquelle et pourquoi ?
Patrick Beurard-Valdoye : je n'ai aucune compétence particulière pour évoquer les Rroms et leur culture. Je ne suis que poète. Je n'ai aucune prétention à l'aborder de façon exhaustive. Il faudrait plutôt parler d’un archipel de cultures (au sens d’Edouard Glissant), tant la diversité s’impose : quel lien entre le Flamenco et les fanfares de Voïvodine ?
Je penche naturellement mon oreille sur leur langue ; leurs dialectes plutôt. La langue des « receleurs » est bien entendu faite aussi de mots volés aux langues majeures. Ce fut du moins le discours des linguistes avant 1950.
On prétend aussi qu'elle vient du sanscrit, ce qui autorise aussitôt certains à nier ce fait, puisque le sanscrit ne s'écrit pas.
Le rromani est en effet essentiellement d’oralité, mais il y a une littérature rromani. Ce qui semble manquer encore, c’est une histoire écrite en rromani. Mais est-ce que cette histoire évoquerait les camps de concentration et d’extermination des Rroms (notion en usage depuis une trentaine d’années) ou des Tsiganes ?
Comme dans toute langue, il y a des mots rromani d'une puissante évocation. Une puissance évocatrice dont la cylindrée inquiète autant nos compatriotes que celle des berlines qui tractent les caravanes. Envoyons nos inspecteurs là aussi. Exemple : le mot « nav », signifie le nom, mais aussi naviguer. Quel bonheur pour un poète de lignes. Cette langue est essentiellement concrète, elle donne souvent une multitude de mots pour nommer certains objets, l'essieu, la roue (emblème du drapeau Rrom).
Mais il y a une dimension éthique fascinante dans l'emploi de cette langue, qui serait le seul moyen d'entrer véritablement en dialogue avec les Rroms. Ceux-ci peuvent dans la langue du Gadjo, mentir autant qu'ils le veulent. En revanche, en rromani, sa langue, un tsigane se doit de dire la vérité. C'est exactement comme en politique : un « homme politique » (j'adore cette expression, nous, nous serions des femmes et hommes poétiques) sitôt qu'une caméra est dirigée sur lui, peut exprimer tous les mensonges qu'il veut, sans risque d'être contredit, voire sanctionné (il fut même possible d’élire « Supermenteur »). Mais à sa femme, ses enfants, ou son directeur de conscience, il se doit de dire la vérité. Espérons !
Vous le comprenez, il y a pour nous une opportunité de déceler dans les antagonismes de la culture rromani, par une logique de reflet ou d’écho, en quoi nos usages, nos stéréotypes, nos comportements, sont finalement déroutants. Ils ne tiennent pas la route, si vous me permettez ce jeu de mot. C'est précisément une affaire de point de vue. J'aime cet adage rromani : parmi les hommes il y a les « trop cuits » par le soleil, il y a les « pas assez cuits » (c'est nous) et les « à points » (les Rroms, bien sûr).
L’on pourrait formuler la problématique ainsi : comment la mobilité déstabilise-t-elle l’identité et ouvre-t-elle les frontières ? Voire les murs parfois, les rideaux de fer, jusque dans nos têtes.
Les Rroms seraient nos empêcheurs de tourner en rond. Ils mettent parfois le doigt sur nos chimères. Regardez cet autre proverbe rromani : « Si des gens autour de toi disent d’un taureau qu’il s’agit d’une vache, dis comme eux que c’est une vache, mais garde-toi de la traire. »
Considérons par exemple la nécessité qui nous est aimablement proposée de devenir propriétaire. A tout prix, au point de s'endetter pour cinquante ans comme en Espagne. Voilà cette liberté que les administrateurs de biens nous vendent. Moi, j'aime bien cette phrase de Jean-Luc Nancy : « la pensée n'est pas propriétaire, elle est locataire ». Mais il y a encore un pas à franchir pour s'affranchir de certains biens, au-delà du locataire. Pensons à tous nos livres non lus, seulement feuilletés qui encombrent les bibliothèques de nos trop petits appartements.
Intégrons la logique du migrant perpétuel. Du « migrandt » n’est-ce pas ? (Gadjo-Migrandt), muni de ce « dt » d’une migration associée au temps infinitésimal, dans la fonction mathématique d’intégration. Encore faut-il préciser ici que l’intégration serait celle du Gadjo dans un espace européen utopique.
Poezibao : est-ce que la musique joue un rôle particulier ? Cette culture, comme le rappelait Jean René Lassalle, dans sa note bio-bibliographique sur le poète Rajko Djurić est en immense majorité (ou a été) orale ? La musique aurait-elle été pour vous un point d’accès.
Patrick Beurard-Valdoye : parmi les influences culturelles, il n'y a pas que les musiciens. Mon attirance pour les cultures de l'Europe centrale, ma fascination pour ces gens qui parlent, ou du moins comprennent quatre ou cinq langues, m'ont évidemment amené à lire les grands auteurs de ces espaces. Ils racontent à peu près la même anecdote : enfant ils vivaient dans des quartiers de ville où l'on entendait du hongrois, du yiddish, du serbe, de l'ukrainien, de l'allemand, de l'italien, etc. Ils voyaient passer de maison en maison les tsiganes qui apportaient leur compétence (les métiers du métal notamment, ou liés au cheval ; mais aussi l’oniromancie et la chiromancie). Et ces gens débarquant d'un ailleurs plus ou moins magique, non inquiétant, fascinaient l'enfant devenu un ... Elias Canetti par exemple, figure du « Gadjo-Migrandt ».
Une partie du livre est consacrée à l'artiste plasticien Laszlo Moholy-Nagy, cette géniale figure de l'art abstrait auteur d’un documentaire filmé montrant une kumpania tsigane à Berlin en 1932. Pourquoi Moholy avait-il fait ce documentaire ? J'ai pu voir l’une des rares copies du film au Centre du Film d'Art de Bruxelles, mais ce n'est qu'en me rendant dans le village où vécut Moholy-Nagy jusqu'à l'adolescence, Mohol précisément, en Voïvodine, que j'ai compris, par l'organisation sociale du village, par les strates linguistiques et culturelles, qu'il avait côtoyé ce monde tsigane quotidiennement, et qu'il leur rendait une sorte de dernier hommage avant leur disparition et leur internement en camp (les premières lois anti-tsiganes de 1927, en Tchécoslovaquie, imposent un carnet anthropométrique, invention au demeurant française, mise en service en 1912). Lui, cet artiste internationalement reconnu, grand professeur au Bauhaus, déjà menacé par les nazis locaux, pouvait justement rendre cet hommage, et nous dévoiler ce que son art devait à toutes ces strates de cultures minoritaires jusqu'alors vivant le partage. Et nous rappeler au passage qu’en tant que minorités dérangeantes, les artistes novateurs sont parmi les persécutés des régimes pathologiques.
Poezibao : comment inscrivez-vous la figure de Janáček dans ce contexte ? Il n’était pas rom lui-même n’est-ce pas ? A-t-il travaillé sur ce patrimoine et comment ?
Patrick Beurard-Valdoye : les injustices révoltaient Leoš Janáček, particulièrement celles liées aux causes minoritaires combattant le vieil empire austro-hongrois.
Envoyant son opéra à Mahler, celui-ci, lisant néanmoins le tchèque, demanda de lui faire parvenir une traduction en allemand du livret. Comme Janáček refusa, l’opéra ne fut pas joué à Vienne de son vivant.
Voyant le racisme monter autour de lui, surtout après 1914, Janáček composa des œuvres qui militaient pour le bon voisinage avec les tsiganes, ou dénonçaient l’abject, comme lorsque deux enfants rroms furent emprisonnés pour avoir volé deux pommes.
Surtout, il mit en situation un paysan et une tsigane dans le Journal d’un disparu, à partir d’un poème anonyme prétendu être celui du paysan disparu. J’ai découvert cette œuvre quand j’habitais Berlin il y a trente ans. A Berlin-Est les livres et les disques étaient bon marché pour nous, en général c’était Bach, mais ce jour-là la vendeuse sortit des rayons un vinyle de Janáček ayant pour titre : a Diary of one who diseappeared. Ce titre m’apparut tellement lumineux que je n’ai pas hésité, espérant qu’il détenait un trésor.
Janáček dans mon Gadjo-Migrandt joue le rôle de contrepoint, ancré dans sa Moravie, enraciné dans son village natal, c’est l’homme du terroir inventant un espace sonore et poétique d’une étendue impressionnante. Certains partis-pris de ses dernières œuvres sont d’une modernité qui flirte avec Varèse.
Si Leoš Janáček revendiqua son attachement au monde tsigane, un de ses voisins d’enfance, Sigmund Freud, bâtit très probablement son œuvre en puisant secrètement dans cette culture populaire, qui traversa sa petite enfance morave. Je n’ai pas de preuve tangible de ce que j’avance, n’ayant pu accéder à certains documents inédits mais - c’est mon intuition profonde - il y a un cryptage de ces emprunts, sans doute inconscient refoulé au départ, qu’il fallut dissimuler pour construire la science des rêves.
« Le cycle des exils » depuis Allemandes (on parle de sa réédition dans une version revue et augmentée chez Al Dante) va d’exodes en exils. L’exil de Sigmund Freud par exemple, ou le « non-exil » de Ghérasim Luca, qui occupe une grande partie de Gadjo-Migrandt. Pourtant lorsque nous parlons des Rroms non sédentaires, le mot exil ne convient plus. J’ai mis longtemps à comprendre cette mécanique à contre-courant de l’histoire, que résume bien Jan Yoors dans son magnifique ouvrage sur les Tsiganes et la Résistance, en décrivant l’exode des Gadjé au printemps 1940, déprimés, errant sur les routes, vivant un martyre, tandis que passent des kumpania de gens du voyage alertes, peu troublés, s’adaptant à la crise, trouvant d’improbables bons emplacements, sachant vivre de la, et dans la forêt.
C’est-à-dire que pour les nomades, la permanence de l’« exil » fait qu’il ne s’agit en rien d’un exil.
Les limites du concept, et donc du projet, sont ici franchies, comme d’une autre façon avec Ghérasim Luca, dont le départ de Roumanie n’est pas vécu comme un exil : l’exil, c’était la Roumanie.
©Poezibao et Patrick Beurard-Valdoye
ndlr : deux livres de Jan Yoors :
Tsiganes - Sur la route avec les Rom Lovara, Éditions Phébus, 1990 et libretto.
La croisée des chemins - La guerre secrète des Tsiganes, 1940-1944, Éditions Phébus, 1992 et libretto