Parmi les auteurs de cette rentrée littéraire, l’écrivain Patrice Caumon s’inscrit bel et bien dans la catégorie des « mauvaises fréquentations » ! Car, après son malicieux – et très sérieux – livre de cuisine, intitulé Les plats qui font péter, dont j’avais ici rendu compte, il s’attaque aujourd’hui à un autre sujet, sinon tabou, du moins qui « traine encore, écrit-il, un parfum de déshonneur », en publiant Nouvel éloge de la masturbation (Cabanon Sam Sufy d’éditions, 20 pages, 5 €).
Ce livre est en fait la seconde mouture, revue et augmentée, d’une plaquette qu’il avait concoctée l’an passé (Un Eloge de la masturbation, Les Editions du fond du bois), tirée à seulement une trentaine d’exemplaires. Sur la page de garde de cette nouvelle édition, suivant les habitudes des petits livres libertins des XVIIe et XVIIIe siècles, l’auteur s’est plu à ajouter un sous-titre : « Un panégyrique faict solitairement et en secret ». Outre une typographie soignée, l’ouvrage inclut des illustrations de Vincent Marco, discrètement explicites.
Ceux qui penseraient trouver dans ce court texte des conseils pratiques et techniques, voire des anecdotes égrillardes, seront toutefois déçus ; il s’agit d’un essai argumenté (et non, en dépit de son thème, d’un manuel…) dont l’ambition avouée est de « tout reprendre depuis le début ». L’origine donc… Selon Patrick Caumon, c’est à Montaigne que nous devons la première occurrence du substantif « masturbation ». Après avoir précisé l’étymologie latine de cette pratique qui remonte aux premiers âges de l’humanité, l’auteur, tel un photographe scientifique, traite son sujet selon différents angles : masturbation et imagination, et dangers, et mariage, et voyeurisme, et textes révélés, et pouvoir, etc. Certaines sections se limitent à un rapide paragraphe, d’autres font l’objet de plus amples développements, tel « masturbation et musique », un axe d’observation finalement logique pour un écrivain qui est aussi interprète de ses propres chansons.
Dans son ouvrage, Patrice Caumon manie habilement le paradoxe, multiplie les propos iconoclastes, non sans finesse toutefois, et fait un sort aux interdits religieux qu’il resitue dans leur contexte d’origine : « c’est en élargissant l’interprétation de l’épisode d’Onan que les églises ont mis la masturbation au ban des conduites admises. Le mouvement est clair : Dieu a besoin d’enfants, la semence ne doit pas être perdue, et ce, croit-on, même en l’absence de partenaire. C’est clairement une pensée pénétrée de gnose, où le corps est toujours l’impur. »
L’auteur réduit aussi à néant toutes les légendes colportées jusqu’au début du XXe siècle sur la prétendue nuisance de la masturbation pour la santé de ceux qui s’y adonnent. Construites au siècle des Lumières par une médecine balbutiante, ces théories ubuesques connurent un succès d’autant plus retentissant qu’elles furent habilement présentées sous couvert de la science, et non plus sous celui – classique mais, à l’époque, remis en cause – de la morale religieuse. La médecine des Lumières, qui, sur ce point, ne se montrait guère éclairée, pensait que toute perte de fluide corporel devait se traduire par un affaiblissement quasi irrémédiable de l’organisme ; par ailleurs, la question de la démographie, donc, de la natalité, préoccupait alors les esprits autant qu’à l’époque où les textes bibliques avaient été rédigés. Cela suffisait pour que cette pratique fût diabolisée.
Parmi les promoteurs de ces délires hygiénistes, le « bon docteur » Samuel Auguste Tissot (1728-1797) occupe une place de choix. Son essai, L’Onanisme, dissertation sur les maladies produites par la masturbation lui valut une célébrité mondiale ; de 1770 à 1905, l’ouvrage ne connut pas moins de soixante-trois éditions. Aujourd’hui, ce livre prête à rire. Tissot y reconnaît vouloir moins « convaincre par des raisons [qu’] effrayer par des exemples », une démarche moins rigoureuse qu’obscurantiste qui aurait dû le décrédibiliser. Mais les tableaux cliniques qu’il décrivait, où l’onanisme se trouvait qualifié de « crime abominable », étaient en effet terrifiants, si terrifiants d’ailleurs qu’ils aboutissaient tous à une mort précédée d’une pénible agonie. En dépit de son manque de vraisemblance et des remèdes dignes des médecins de Molière qu’il préconisait, l’ouvrage marqua les esprits pendant près de deux siècles.
Et si Flaubert fait, dans sa correspondance avec Louis Bouilhet et Ernest Feydeau, allusion au médecin suisse avec une plaisante ironie, il n’en reste pas moins que les travaux de Tissot (et de quelques-uns de ses contemporains) contribuèrent à plonger des générations d’hommes, de femmes et d’adolescents dans l’angoisse de la culpabilité, la peur de maladies imaginaires, voire la soumission à des instruments de torture et autres ceintures de chasteté dont une publicité (voir l’illustration) affirmait : « l’emploi de ces ceintures est indispensable contre l’onanisme, ce vice fatal de la jeunesse qui déséquilibre tant de cerveaux et désorganise tant de constitutions. »
Est-ce un fait du hasard ? Les mêmes arguments que développa Tissot contre la masturbation lui servirent également, dans un autre essai, De la santé des gens de lettres, à condamner… la lecture ! Celle-ci, notamment celle des romans, devint sous sa plume un réel problème de santé publique, l’immoralité prétendue de leur contenu étant supposée, au même titre que la sexualité, mettre en péril l’édifice social en stimulant dangereusement l’imagination, en rendant les femmes « hystériques », voire en « efféminant » les hommes… On retrouvera une argumentation assez similaire dans le réquisitoire que prononça procureur Pinard contre Madame Bovary, ce qui en dit long sur l’influence qu’exerça ce médecin aujourd’hui oublié. Et l’on s’amuse à imaginer quelle eut été sa réaction à la lecture de l’ouvrage de Patrice Caumon !
Illustrations : Samuel Auguste Tissot, gravure - Publicité d’un fabricant de ceintures de chasteté.