Il faudra donc que nous unisse l’absence
Toi là-bas - Moi- ici -
Emily Dickinson
Angèle Paoli s’est sans doute souvenue que, quand on marche, la pensée s’éclaire, le corps s’allège. Celle qui dit je, tu ou elle dans le texte, rencontre l’esprit du paysage et nous entraîne, en une quête initiatique, sur les sentiers du Cap Corse ou dans « le triangle féminin de sa marine ». La nature y est une invite à la réalité sauvage et la narratrice nous fait partager la somme des sensations et des émotions qui l’étreignent, dans un verbe incarné. Les phrases, tour à tour larges envolées, descriptions concrètes, crues parfois, ou notations brèves, nous font découvrir une terre d’odeurs, de sons et de lumières. Une véritable synesthésie où le sexe, le mythe et la mort prennent racine et sens : « Le monde hellène n’est pas loin qui fait vibrer en toi sa force souterraine et solaire. Seule la cruauté divine t’habite et t’importe. », confie-t-elle.
La vie sur l’île, dans sa secrète abondance, nous est offerte, et le lecteur pénètre un univers où la mémoire des héros et des dieux, la présence de la flore et de la faune, les rencontres humaines, se conjuguent avec l’absence de l’aimée pour ouvrir le regard et faire écho au désir et à la douleur. Angèle Paoli n’hésite pas à transcrire les onomatopées des bergers, « tjgoé, oé, oé, oé, waoé », le bruit des gouttes d’eau, les cris et les sonnailles, « le chant répétitif d’un oiseau tapi dans l’ombre », les coups de feu, le bêlement des chèvres, le rumorio sombre de la mer et les hurlements du vent déchaîné, écrivant ainsi une chronique sonore sur fond de muet ailleurs. « Seule t’appartient ton invisibilité » murmure la narratrice à l’amie absente. On ne peut s’empêcher de penser, lisant certaines pages, à François-René en Bretagne, arpentant les landes avec, au cœur, le rêve de la Sylphide ou à Heathcliff, appelant Catherine, dans Wuthering Heights que la narratrice elle-même, plusieurs fois, évoque. Ses images colorées s’apparentent à un pourtant lucide déchiffrement des lieux et des états d’âme.
Dans le premier et l’un des derniers fragments, la figure d’Ariane, laissée sur les seuils de sa rive, à laquelle la narratrice s’identifie, est aussi une clef du récit. L’importance des femmes en visages tutélaires, bénéfiques ou maléfiques, ne manque pas dans ce texte qui est tissé de leurs voix croisées. La voix maternelle, « abandonnée à sa litanie du matin », la voix lointaine et attendue de l’aimée, celles silencieuses de « l’ophélienne Laetitia » ou de « la fillette à peau de mélisse», la voix des « trois en noir » qui « s’exclament haut et fort vers le Muragellu », mêlent ici et là-bas, présent et passé, rêve et réalité, en un perpétuel rendez-vous. En quelques saisons, de l’automne à l’été, se dessine, pour la narratrice, une véritable habitation des lieux, en même temps que s’écrit un adieu à l’amour ; peut-être inventé comme tout amour, nous dit l’exergue, ou tout serment d’amour. « Tu ne peux la trouver là où elle n’est jamais venue. Tu ne peux la trouver que là-bas dans cet ailleurs où tu l’as laissée. », Angèle Paoli a parfois des accents durassiens dans l’expression des corps et des sentiments. Et sa mélancolie n’est pas sans férocité.
Ses Carnets de Marche, à la facture poétique jusque dans l’utilisation des italiques, fait résonner tous les registres, du pathétique au lyrique, de l’élégiaque à l’épique pour tracer une sismologie du quotidien et de l’amour qui bouleverse le lecteur par sa sensualité, sa violence et sa vérité. Les cimes de la montagne corse que gravit l’auteur-narratrice sont aussi des cimes intérieures.
par Sylvie Fabre G.
Angèle Paoli, Carnets de marche, Les Editions du Petit Pois (toutes informations sur le site :
Terres de Femmes )