Parfois, on tombe littéralement sur un texte éblouissant. Éblouissant non par son brio, mais par sa capacité à dire très simplement tout d'une situation ou d'un moment. C'est ainsi que je découvris avant-hier un papier publié dans le France Soir du vendredi 1er octobre et sobrement intitulé : Martin Hirsch retourne à gauche. " Le président de l'Agence du Service Civique [...] s'apprête à rejoindre les rangs de la gauche ", nous explique-t-on ; d'abord rallié à la " Sarkozie ", il aurait " repris sa liberté ", avant d'être contacté " par Olivier Ferrand, le président Fondateur de Terra Nova - le laboratoire d'idées du PS ". Magnanime, l'ex-haut-commissaire sarkozyste aurait alors " donné son accord pour participer à la réflexion sur le projet présidentiel de la gauche ". Sa tâche ? Penser la " méthodologie " de la " réforme en France ". C'est que, explique alors le président-fondateur de l'organisation, la Gaule n'est pas " un pays où on ne peut pas réformer " ; il faut juste prendre le temps de " respecter le temps de la négociation ", rechercher le " consensus ", tenir " compte des procédures ". Moyennant ce respect minimal des rituels autochtones, on doit bien pouvoir faire progresser la modernité dans ce pays d'incorrigibles passéistes. Martin Hirsch, fils prodigue de retour, y veillera.
Cette brève de presse a été reprise telle quelle sur le site du think tank; on suppose qu'il la valide donc plus ou moins. On peut du reste être heureux que le papier soit signé par France Soir ; eût-il été l'œuvre de Terra Nova que les choses auraient été dites moins nettement, avec diplomatie ; on se serait probablement félicité de l'apport d'un authentique démocrate, progressiste, à la riche expérience gouvernementale et associative. Point de fioritures de ce genre dans le quotidien vespéral, en revanche : Hirsch était à droite, revient " dans l'orbite de la gauche ", et va y prêcher l'art de la réforme.
Reprenons. Que sait-on, en somme ? Une personnalité a participé, avec d'autres, à l'ouverture sarkozyste entamée en 2007. Cette ouverture n'était aucunement une politique généreuse d'association de toutes les forces du pays, mais bel et bien une stratégie, assumée comme telle, de rupture du président avec son image trop à droite, de désarticulation de la gauche politique, et de brouillage des lignes partisanes et idéologiques. Faire triompher la confusion pour mieux asseoir l'omniprésidence. Celles et ceux qui, classés - à tort ou à raison - à gauche, ont accepté de participer à cette opération savaient pleinement ce qu'ils faisaient ; l'enrobage qu'ils purent en donner (par exemple, expliquer qu'ils venaient pour appliquer une politique précise et améliorer la marche du pays) ne changeait, et ne change toujours rien, aux conséquences de leur transgression.
Cette participation active à l'entreprise sarkozyste est donc un fait objectif, qui n'a rien à voir avec le succès ou non des politiques menées par les ministres (et assimilés) d'ouverture. Mais parlons à présent de la réalité de leur action. On laissera de côté, par pudeur, les gesticulations de Bernard Kouchner, ministre-marionnette au Quai d'Orsay, de même que le " plan Marshall des banlieues " de Fadela Amara que l'on attend toujours. Le dada de Martin Hirsch, le RSA, passe a contrario pour une grande idée progressiste, qu'il avait d'ailleurs vendue à tous les candidats de la présidentielle 2007. Hirsch serait donc parvenu à faire adopter une politique de gauche, en corsaire, par la majorité UMP. C'est éminemment discutable ; beaucoup de sociologues et d'économistes (on citera par exemple Serge Paugam ou Jean Gadrey) font remarquer qu'en permettant aux travailleurs pauvres de cumuler indemnités et petit salaire, la mesure ne fait qu'encourager l'existence d'un travail précaire et/ou à temps partiel, de " miettes de travail " ; le RSA, c'est aussi la pérennisation d'un précariat, que la gauche devrait logiquement avoir à cœur de combattre. Tout ceci est à débattre ; mais la petite musique que certains essaient de nous jouer, celle d'un Hirsch social-démocrate fructueusement infiltré " en Sarkozie ", doit au moins être écoutée avec circonspection.
Et voilà maintenant notre brave Hirsch de retour " à gauche ". On notera d'abord que la journaliste de France Soir manie avec dextérité l'ellipse et la métonymie ; sa formulation suppose, tout à la fois, que Martin Hirsch vient " de la gauche " ; que Terra Nova est l'incarnation " de la gauche " ; et que réciproquement toute personne y travaillant est, par définition, " de gauche ". A titre personnel, n'étant pas doté de la capacité de sonder les reins et les cœurs, j'ai beaucoup de mal à déterminer qui est un homme de droite, qui est un homme de gauche ; ce que je vois simplement, ce sont des actes. Et dans ce cas, le parcours d'un individu issu d'une association humaniste, qui accepte de rejoindre un gouvernement classé " très à droite ", qui s'en extirpe au bon moment, puis revient se placer dans un cercle de réflexion social-démocrate considéré comme proche des dirigeants du PS, et des présidentiables en particulier. Peut-être Martin Hirsch a-t-il, en son for intérieur, toujours été " de gauche " ; peut-être a-t-il toujours été " de droite " ; peut-être est-il successivement d'un bord puis de l'autre, les jours pairs puis impairs ; qui peut le savoir ? Personne à part lui ; et toute affirmation du contraire, expliquant en un raccourci saisissant qu'il " rejoint les rangs de la gauche " parce qu'il intègre Terra Nova, peut être lue comme une tentative d'empêcher la réflexion sur la trajectoire pour le moins zigzagante, et visiblement indexée sur le cours de l'opinion, de l'ancien patron d'Emmaüs. Cette réflexion serait pourtant intéressante à mener : pourquoi Martin Hirsch échapperait-il à l'opprobre qui a marqué tous les transfuges du sarkozysme ? Qu'il revienne sur ses choix, c'est une chose ; mais qu'il soit capable, en quelques mois, de passer de grand commis d'une des principales mesures du mandat présidentiel, à tête pensante du " projet de la gauche ", n'y a-t-il pas comme un problème ? Qu'est-ce que cela nous dit de l'organisation de gauche qui l'accueille en son sein ? Tolérerait-on la même chose d'un Eric Besson ou d'une Fadela Amara, voire d'un Bernard Kouchner, pourtant bénéficiaire de toutes les indulgences dans sa famille politique d'origine ? La question elle-même est semble-t-il taboue : on devrait accepter comme une chance doublée d'une tranquille évidence le retour de ce Martin Guerre de l'énarchie compassionnelle.
On peut alors se demander si Martin Hirsch n'a pas une particularité justifiant implicitement son traitement de faveur. On lui trouve bien une particularité qui le distingue, et elle est suggérée par le groupe de travail sur la méthodologie de la réforme qu'on le prie de diriger ; le lointain successeur de l'abbé Pierre est le représentant d'une caste bien française, celle des techniciens de la politique, les technocrates. C'est d'ailleurs dans ce cadre que se place en partie Terra Nova, organisation de fast thinking se proposant, en plus de rénover la social-démocratie, de " trouver des solutions politiques innovantes [...] opérationnelles ". Nous voilà très clairement dans une conception technique de la politique, à mille lieues des déclarations de meeting sur " la bataille des idées " ou " la politique de civilisation " ; une conception considérant la politique comme une série de problèmes comptables et organisationnels que l'on peut facilement résoudre, si l'on a les bons outils, utilisés selon des protocoles adéquats. Ainsi, il ne faut pas dire que Nicolas Sarkozy n'a pas réformé la France dans le bon sens, voire plus grossièrement qu'il l'a réformée ... à droite ; il faudrait dire qu'il l'a mal réformée, sans respecter le manuel d'utilisateur, en quelque sorte - manuel que Martin Hirsch va rédiger avec son groupe de travail. Des individus comme Martin Hirsch entendent mettre en œuvre des mesures qui dépassent les orientations partisanes des gouvernements et des majorités qu'ils traversent ; des mesures qui répondent aux "vrais problèmes" de la France, par-delà le clivage droite-gauche. CQFD. On remarquera au passage que l'Institut Montaigne, pas spécialement " de gauche ", a organisé un groupe de réflexion sur un thème très proche. On comprend en définitive pourquoi les allers-retours du haut commissaire n'émeuvent pas plus que cela ; ils deviennent paradoxalement la preuve même de la qualité d'un tel grand serviteur de l'Etat, qui, dixit France Soir, ne sort pas du gouvernement de son plein gré, mais " retrouve sa liberté ", comme s'il était entré dans son haut commissariat contraint et forcé par la raison d'Etat et l'intérêt général. Quand Martin Hirsch sera " à gauche ", il sera du bon côté ; quand il fera l'ouverture, ce sera pour y mener de bonnes politiques malgré tout. Et inversement. Imparable. On se remémorera les dossiers Attali, Jouyet et Rocard pour d'autres exemples du même ordre.
Ce qui nous reconduit au point de départ. Brillant, le papier de France Soir l'est parce qu'il dépeint simplement, et involontairement, quelques grands maux d'une partie de la gauche. Son incapacité à gérer intelligemment la stratégie Sarkozy ; sa désorientation et sa désorganisation idéologiques, maquillées en ouverture ... d'esprit ; ses difficultés à assumer une identité propre ; sa relation trouble avec un type de régime politique - la technocratie - qui ne peut qu'engendrer déceptions et rancœurs dans son électorat, parce qu'il nie finalement la possibilité même d'un clivage politique. Comment affirmer d'un côté qu'il faut désormais renverser la table, tout en confiant d'un autre côté la rénovation du "logiciel" - cet horrible mot qui en dit long - à des transfuges du camp adverse ? En les faisant, plus encore, travailler sur des problématiques propres à ce camp - la France irréformable, ou difficile à réformer ? Quitte à pratiquer nous aussi l'ouverture et la triangulation, autant reprendre à Sarkozy sa seule bonne idée : la rupture.
Romain Pigenel