Anonyme, École de Fontainebleau,
Allégorie mythologique, c.1580.
Huile sur toile, 130 x 96 cm, Paris, Musée du Louvre.
Se tenant aujourd’hui dans des mondes rendus étanches l’un à l’autre, populaire et savant ont longtemps cheminé d’un même pas,
respiré le même air en échangeant leurs richesses. Le disque dont il sera question aujourd’hui nous livre des fragments de cette vie commune, capturés au moment où l’esthétique renaissante
basculait insensiblement vers ce que nous nommons, faute de mieux, le Baroque. Et la fleur vole, que vient de publier Alpha, offre un fascinant voyage au travers des airs à danser et
de cour en compagnie d’excellents serviteurs de ce répertoire, Les Musiciens de Saint-Julien.
La danse a longtemps représenté un des symboles les plus forts de l’idée que l’Europe se faisait du raffinement à la française. Le nombre de maîtres à danser originaires de France
ayant fait carrière, dès le XVIe siècle, dans les cours étrangères en témoigne, à l’image de cet Anthoine Émeraud dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il était au service du duc
Heinrich Julius de Brunswick-Wolfenbüttel en même temps que Michael Praetorius (c.1571-1621), auquel il transmit nombre des danses qui constitueront la substance d’un recueil incontournable
pour la connaissance de ce répertoire, Terpsichore, publié à Wolfenbüttel en 1612. Cet ensemble de plus de trois cents pièces, dans lequel Et la fleur vole puise largement, a
permis à une musique transmise essentiellement de façon orale et vouée, de ce fait, à une plus ou moins complète disparition, de survivre sous une forme harmonisée, donc probablement
partiellement infidèle, puis de parvenir jusqu’à nous. Ces passepieds, branles, courantes, gaillardes, certains déclinés de façon différente en fonction des régions (Branles de Poitou,
Passepieds de Bretaigne, etc.) étaient aussi prisés par la cour que par le peuple lequel, si l’on en croit les témoignages d’époque, en remontrait quant à leur exécution même
à ces savants Messieurs de l’Académie royale. Ils offraient un corpus quasi inépuisable pour les bals et ballets, à la ville comme dans les campagnes, constituant ainsi un terrain propice aux
mélanges entre rusticité populaire et élaborations plus savantes. L’air de cour, terme apparaissant pour la première fois en 1571 dans le titre du recueil d’Airs de cour mis sur le
luth d’Adrian Le Roy (c.1520-1598) mais qui recouvre une réalité plus ancienne dont on trouve des traces dès la décennie 1550, est une forme spécifiquement française qui fleurit jusqu’au
milieu du XVIIe siècle. Elle atteste l'acclimatation d’un genre populaire, le vaudeville, dans les classes supérieures de la société, en réaction à la complexité de la polyphonie
franco-flamande qui avait régné sans partage sur le monde musical durant presque deux siècles et se révélait peu conforme aux exigences, portées par l’esprit humaniste, de lisibilité du texte.
Si, au départ, l’air de cour accueillait les inspirations les plus diverses, mondaine, officielle, religieuse, grivoise, son évolution vers une préciosité croissante, au début du règne de Louis
XIII, le conduisit à se détacher presque totalement de ses racines plébéiennes, tandis que, dans un mouvement inverse, le peuple, en se réappropriant certains airs (à boire, notamment), leur
faisait connaître un authentique succès populaire.
Avec Et la fleur vole, Les Musiciens de Saint-Julien (photo ci-contre) offrent une parfaite démonstration de ces incessants échanges entre formes populaires et savantes au
tournant du XVIe siècle. Il faut, d’emblée, souligner le travail à la fois solidement documenté (je vous revoie aux passionnantes explications du livret) et d’une grande liberté
d’invention de cet ensemble dont les projets discographiques se signalent, depuis ses débuts, par leur originalité et leur courage. On sait gré à François Lazarevitch et aux musiciens qui
l’entourent d’être parvenus à doser leurs effets avec beaucoup de finesse, évitant les deux méprises qui auraient consisté soit à rendre la musique avec une noblesse trop affectée, soit, au
contraire, à en accentuer le caractère plébéien ou paysan avec trop d’outrance. Bien sûr, les puristes pourront pinailler sur la présence affirmée des musettes ou des percussions, mais
dans la perspective défendue par cet enregistrement, ces interventions, au demeurant pensées avec un goût très sûr, me semblent parfaitement en situation. Instrumentalement, cette réalisation
est d’excellent niveau, rappelant parfois le très beau disque récemment consacré par Doulce Mémoire aux Danceries publiées par Attaingnant (cliquez ici). Les Musiciens de Saint-Julien délivrent une palette de couleurs d’une grande richesse, trouvant le meilleur équilibre entre onctuosité et
astringence, leur travail sur les nuances et les dynamiques, qui, tout en souplesse, anime la musique sans la violenter, est tout à fait probant. Loin des ensembles « passe-partout »,
celui-ci possède indéniablement une identité affirmée et reconnaissable, dont le caractère à la fois terrien et poète apporte à ses interprétations une assise très stable et une sensibilité
frémissante. Annie Dufresne est très convaincante dans les airs chantés, son investissement dramatique et la clarté de sa diction faisant sans peine oublier quelques instabilités ponctuelles.
Faisant preuve d’autant d’aisance dans les pièces mutines que dans celles qui exigent du sentiment, la simplicité de son chant se révèle aussi émouvante dans ces dernières qu’elle rayonne d’une
joie palpable dans les premières. Tour à tour sensuelles, légères, ou mélancoliques, toujours évocatrices, les musiques de ces compositeurs parfois bien oubliés sonnent, grâce à l’inventivité,
à l’envie, et à l’humilité des interprètes, avec un impact et une justesse renouvelées, qui, lorsque se dissipent les derniers mots de la dernière plage du disque (celle que vous écoutez en me
lisant) nous font dire avec eux que « rien ne nous empêchera d’[en] être amoureux. »
Et la fleur vole est donc un disque parfaitement réussi qui confirme, à mes yeux, la pertinence du travail, tant
théorique qu’artistique, des Musiciens de Saint-Julien sur les rapports étroits qu’entretiennent musiques savantes et populaires. Je gage que celles et ceux d’entre vous qui l’écouteront en
ressortiront avec le sourire, celui qu’apportent non seulement le bonheur d’un très beau moment de musique mais aussi le sentiment d’avoir renoué avec une part immémoriale de soi-même.
Et la fleur vole, Airs à danser & airs de cours autour de 1600.
Œuvres de ou éditées par Michael Praetorius, Robert Ballard, Guillaume Chastillon de La Tour, André Philidor, Jean Planson,
Gabriel Bataille, Antoine Boesset, Pierre Guédron, Guillaume Tessier, Girard de Beaulieu, Jacques Mangeant.
Annie Dufresne, dessus
Les Musiciens de Saint-Julien
François Lazarevitch, flûtes, musette & direction
1 CD [durée totale : 66’07”] Alpha 167. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Michael Praetorius (c.1571-1621), Gaillardes
2. Gabriel Bataille (1575-1630), Sortés soupirs témoins de mon martire
3. Jacques Mangeant (fl. 1608-15), J’ay un oiseau qui vole, Branle simple, Ceste beauté supresme,
Branle double léger, J’estois bien malheureuse, Branle double léger
Illustrations complémentaires :
Daniel Rabel (Paris, c.1578-1637), Danseurs de Sarabande, 1626. Plume, encre brune, aquarelle, rehauts d’or et
d’argent, 28,5 x 44 cm, Paris, Musée du Louvre, Département des arts graphiques.
La photographie des Musiciens de Saint-Julien est de Johannes Ritter. Je remercie François Lazarevitch de m’avoir autorisé à
l’utiliser.