Ces Tomates sont à la fois emblèmes, projectiles, armes et nourriture, couleur et colère : le dernier livre de Nathalie Quintane donne à manger et à penser, voyage dans le temps (la France révolutionnaire, la France sous Sarkozy, l’Espagne franquiste) et l’espace (Tarnac, Palma, les villes européennes refaites en beige), tout en poursuivant le dialogue avec Jean-Paul Curnier, Pierre Alferi, Jacques-Henri Michot et Jean-Marie Gleize. Le jardinage mène au politique, à la réflexion sur l’engagement, au témoignage sur ce que la société attend des « poètes » et exige de la littérature — la fête, la fête, rien que la fête ! —, à la mise au point d’un art poétique, à la lecture enfin, amicale et critique, des contemporains : ce livre « espère apprendre, s’exercer, attester une persistance et transmettre (autant les raisons de la révolte que la continuité des révoltes et les ‘coupures’ comme de pseudo-coupures) […]».
Comment passe-t-on des tomates à l’écriture ? Des fruits à l’art d’écrire ? De la semence, de l’arrosage, de la récolte à un ars poetica combinant un ars politica ? Les fruits rouges dérouillent et conduisent à une prose post-poétique et à une langue toujours en action, actrice-actante : langue discursive qui ne va plus tout à fait en droite ligne, prose qui tourne et contourne, affronte, saute, bifurque sans crier gare. Une prose, surtout, qui invente un son, propose du sens, et ce au plus près de l’oreille interne du lecteur : « […] j’écris un livre muet ; je prends ce risque ». Le paradoxe consiste dans le fait qu’il faille choisir de rentrer les cris, la révolte et le refus pour, justement, abandonner ce climat fêtard auquel on veut astreindre les écrivains. Écrire, donc, à côté des paroles, des réponses, des bavardages, dans la proximité d’un silence articulé à l’observation, littérale et consciencieuse, d’un réel qui croit pouvoir échapper à la politique et à l’idéologie, au corps et à l’humour. Prose étagée qui, au sein même de la page, multiplie les incises, les remarques, les appels vers d’autres instances, d’autres autorités, des fictions parallèles également, comme celle narrée par Alferi dans Les Jumelles. Prose à deux étages, donc : celle de Nathalie Quintane est redoublée par des définitions tirées du dictionnaire, des précisions empruntées à divers livres, des renvois à des sites, à des banques de données qui ouvrent, sans cesse, d’autres fenêtres, mènent à d’autres territoires, d’autres tentations. Ces Tomates sont cultivées en plein air, les notes de bas de page fonctionnant comme un terreau à partir duquel pousse l’écriture, renouvelée par la lumière du printemps. Prose à deux niveaux, enracinée, reliée donc, mais jamais attachée, qui se conclut par un épilogue lui-même dédoublé. Le premier revient au jardin, et observe, avec un œil quasi pongien, le fruit comme un objet stupéfiant qui exige, de la part du jardinier, « l’art du toucher, du tâter, du cerner, du circonvenir, de l’intellection sensible », les tomates étant, comme la rose, « sans pourquoi », mais plutôt « avec comment », « vers qui/quoi », « en vue de quoi/qui ». Le second imagine un dialogue fraternel entre Auguste et Adolphe Blanqui qui projette sur deux tempéraments les conflits intimes déchirant toute conscience politique. Maintenant il faut des armes, écrivait l’un. A défaut d’armes et de bombes, restent les tomates, de celles, juteuses et sucrées, acides et gorgées d’arômes, qui permettent tout le moins de « raccrocher la littérature au contexte », car les victoires explosives se remportent, aussi, dans les livres : « L’insurrection ne peut pas avoir lieu dans un livre. Quelque chose a lieu dans un livre. Autre chose qu’une insurrection aura donc lieu dans ce livre ». Épilogue ou « dénouement non prescrit » lui-même prolongé par des notes qui, regroupées en annexe, fournissent les pièces à conviction d’un débat qui réunit Kant et Derrida, Jean-Paul Curnier et Nathalie Quintane autour des questions de la possibilité d’une langue du peuple, pour le peuple, de la possibilité même d’un peuple qui soit aussi « promesse de vie de tous », peuple se constituant dans l’émeute et dans la révolution, à la recherche d’une pensée nouvelle qui, comme l’écrit Marx, « tire sa poésie de l’avenir ».
On ne peut attendre du livre un spectacle, fût-il celui, éminemment lent, de la culture des tomates ou encore des patates. Mais exiger de la prose une libération. Libération par l’invention d’une littérature qui laïcise le réel et configure la continuation de la lutte, chaque événement pouvant ne pas être. Remarques, Chaussure, Cavale, Une Oreille de chien, Grand Ensemble, et même Un Embarras de pensée : les titres des livres de Nathalie Quintane exposent certains des outils, quelquefois obliques, par lesquels l’investigation et la charge témoignent qu’un autre temps, une autre temporalité restent possibles et nécessaires. Le devenir appartient aussi aux jardiniers.
par Anne Malaprade
Nathalie Quintane, Tomates, P. O. L, 2010, 136 p., 12,50 euros.
mardi 12 octobre, Lecture Nathalie Quintane à Marseille
Librairie L'Histoire de l'œil.
19h
Histoire de l'oeil
25 rue Fontange
13006 Marseille
04 91 48 29 92
samedi 16 octobre , Lecture : Nathalie Quintane à Toulouse
Dans le cadre du Printemps de Septembre, lecture suivie d'une performance de Nathalie Quintane à la librairie Ombres blanches.
18h
Ombres blanches
48 rue Gambetta
31000 Toulouse
05 34 45 53 33