Comme j'avais savouré la lecture de Tokyo, Petits portraits de l'aube (éditions Gallimard, 2004) je suis parti en vacances avec le dernier roman de Michaël Ferrier. Encore faut-il être prudent avec cette qualification de « roman » tant ce livre ne se laisse pas facilement ranger dans un genre littéraire.
Le narrateur, Michaël, enseigne la littérature française dans une université japonaise. Il collabore également à une émission de télévision, Tokyo Time Table. L'auteur semble ainsi poursuivre son travail sur le passage d'une culture à l'autre, thème qu'il développait déjà dans son précédent essai Japon : La barrière des rencontres (éditions Cécile Defaut, 2009).
Sauf que, cette fois, il va plus loin puisqu'il est aussi question de passerelle entre l'écrit et l'image, entre littérature et télévision. Ces deux là peuvent-elles faire bon ménage ? A commencer la lecture de Sympathie pour le fantôme, il est permis d'en douter tant les descriptions des coulisses du petit écran sont délicieusement ravageuses :
Une journée à la télé est comme une journée passée dans un tube digestif, on en émerge avec un obscur sentiment de dégoût, sans pouvoir vraiment expliquer d'où il vient – la fausseté des gestes, le carcan des costumes, la risible fatuité de tout – dans la téléstupéfaction générale.
Et dans ce décor de carton-pâte, il y a des gens peu amènes dont fait sans doute partie Jean-Christophe, le consultant de l'émission. Heureusement qu’il y a aussi Yuko, la présentatrice. Elle propose à Michaël de montrer à l’antenne « la vraie France », à l'occasion du 150è anniversaire des relations franco-japonaises, dans le cadre d'une « spéciale » intitulée Miroirs de la France. Michaël accepte et décide alors de se consacrer aux fantômes de l'histoire française, les grands oubliés :
De loin monte une musique : ce sont eux. Ils vibrent à une fréquence en relation d'harmonique avec la note jouée aujourd'hui... Le projet est ardu, à la fois périlleux et pointu : faire apparaître la disparition. Il ne s'agit pas de repentance, mais de remembrance, un beau mot de la langue française, lui aussi oublié.
Plus loin :
Cette deuxième mort qui est l'oubli.
Commence alors un travail sur ces « seconds couteaux » de l’histoire de France. Le temps a été ingrat avec eux. Michaël entreprend d'en exhumer les corps pour leur rendre justice. Il réfléchit aux raisons pour lesquelles ces figures ont été oubliées. L'auteur se livre à un critique de cette machine à dispenser le savoir qu'est l'université. En plus d’y enseigner, Michaël fait partie d'une obscure commission du plan stratégique.
La vérité, c'est que la littérature est la grande ennemie de l'université, voilà. L'une et l'autre sont incompatibles, c'est la grande hantise des profs : récupérer, ramasser, réduire, en finir avec ce truc qui bouge et gigote, qui palpite, le laisser là étendu pour le compte, mort, casserole, vaisselle, tout remettre cela au ciel des idées, vite, s'éloigner du danger tapi de l'encre...
Et puisque le narrateur nous signifie que littérature et université ne font pas bon ménage non plus, il trouve son bonheur dans d'autres lieux :
Comme tout le monde sait, c'est dans les bibliothèques que l'on débusque les fantômes.
Michaël va ainsi redonner vie à Ambroise Vollard, galeriste, premier à avoir exposé Van Gogh et Cézanne en France. Il nous parle avec amour de Jeanne Duval, l'amante de Baudelaire – rappelez-vous la chronique que j'avais écrite sur l'avant-dernier numéro de la revue L'infini -. Sans oublier Edmond Albius, un esclave qui découvrit la fécondation artificielle de la vanille.
Il y a aussi dans ce roman une volonté de jouer avec le temps qui passe. Temps dont le déroulement n'est pas apprécié de la même manière en Europe ou en Asie. Vous aurez remarqué que l'émission de télé dans laquelle travaille le narrateur s'appelle Tokyo Time Table. Tokyo, ville tout aussi bien de la course contre la montre que de la méditation.
Le temps de Tokyo, un temps très étrange, fait d'accélérations incroyables et de ralentissements merveilleux, cadrans ouverts, aiguilles disjointes, les temps diffractés de la fin du temps... A ce moment précis, l'ordre chronologique se défait, il n'existe plus : nous vivons dans une sorte de parenthèse, la nuit peut continuer ainsi indéfiniment. D'ailleurs la nuit n'est plus la nuit, c'est tout aussi bien le jour, la grande roue du temps. Toutes les soirées soudain se valent, s'équivalent, s'annulent, sauf précisément celle que nous sommes en train de vivre : moment fugitif, douceur suspendue, pointe de l'instant. Nous sommes sortis du couloir du temps, nous sommes entrés dans sa plaine ouverte, nocturne, riante – à ciel renversé.
Plus loin :
Ville possédant sans doute le plus haut degré d'informatisation et de technicité du monde entier, ponctuée de système de contrôle et de vidéosurveillance, mais réfractaire au pilotage automatique des corps et à la standardisation des idées, tels qu'ils se pratiquent aujourd'hui de plus en plus dans le monde dit civilisé.
J'ai beaucoup ri à la lecture de ce livre dont l'auteur, un peu à la manière de Montesquieu, se demande presque, sans jamais trouver de réponse – j'aime beaucoup ces interrogations qui demeurent -, comment on peut être Français ou Japonais...
On ne voit pas très bien où tu veux en venir en ne proposant que des cas un peu particuliers pour présenter la France aux Japonais. Notre consultant Jean-Christophe dit que l'identité française est en crise, qu'il n'y a pas besoin d'en rajouter.
… à l'heure d'une mondialisation poussée.
Une Japonaise qui écoute un poème de Baudelaire interprété en reggae par des musiciens québécois... Je repense à mon écrivain haïtien, canadien et japonais... pas de doute, le XXIè siècle est en route.
Je m'arrêtais, en début de chronique sur le genre littéraire de ce livre. Voici non pas une définition mais peut-être une ébauche volontairement générale de piste.
Le roman, le rappel. Tandis que tout conspire à nous faire oublier, le roman est un rappel. Le roman est un reste, quelque chose qui résiste, une simple trace sur le papier.
Tout en travaillant sur cette noble idée de redonner vie à des figures oubliées de l'histoire française, Michaël s'interroge sur d'autres limites. Celles des moyens dits modernes comme la télévision incapables de consacrer du temps à des artistes considérés comme de seconde zone.
Les fantômes ne sont pas faits pour passer à la télévision.
Qu'importe la noirceur de cette constatation puisque demeure malgré tout la noblesse de la tâche.
Il faut savoir suivre les spectres : ils sont notre rose des vents, notre boussole
Il y a quelque chose de très shakespearien dans ces mots et dans ce livre. L'invitation à suivre ces fantômes peut sonner comme l'abandon de soi. Mais n’y sommes-nous pas de toute façon condamnés ?
Autant se faire plaisir alors.