Quand on a un programme de livres à lire, il faut s'y tenir. Le problème est que lorsque vous prenez un peu de votre temps pour honorer un festival litteraire comme celui de Vincennes, que vous faites dédicacer quelques uns de vos ouvrages par des auteurs que vous appréciez, que vous découvrez au détour d'un stand une collection qui éveille en vous un vif intérêt comme Soul Fiction des Editions du Rocher, que parmi les trésors qui s'étalent à perte de vue, vous identifiez un classique que vous pensiez non traduit, qu'en tournant les premières pages du roman sulfureux dont on vous a vanté les mérites, vous êtes immédiatement pris par l'écriture, le sujet, alors vous dites "Pouah! la planification!".
Voilà le piège dans lequel je suis tombé en lisant les premières pages de Pimp, le journal intime d'un mac noir, d'un souteneur, bref d'un proxenète. Iceberg Slim est un ancien mac qui nous confie son expérience. Il n'y va pas avec le dos de la cuillère. Dès les premières pages, il envoie une bouffée d'images nauséabondes, histoire de décourager les âmes trop sensibles, car l'homme ne va pas retenir ses mots, faire dans la prose raffinée pour nous narrer ce milieu dans lequel il a baigné et règné pendant près de trente ans, entre macs, prostituées, drogues, flics verreux, incarcérations, violences, sexe et racisme.
Iceberg Slim repart d'abord dans son enfance, son adolescence pour amener le lecteur à saisir son évolution. Nous sommes dans l'Amérique des années 30. On retiendra certains points qui ne manqueront pas de faire réfléchir ceux qui transmettent des valeurs à leurs mômes. On retiendra cette relation avec sa mère. On retiendra des choix regrettables. On retiendra la rue qui conditionne souvent même les meilleurs. On retiendra qu'Iceberg Slim ne cherche pas amadouer le lecteur, mais il raconte cette vie faite de rencontres parfois positives souvent désastreuses.
Moi, j'allais me coucher dans une minuscule alcôve à l'arrière du tripot et je faisais des rêves fantastiques. Des putes splendides s'agenouillaient devant moi en me suppliant avec des sanglots dans la voix de prendre leur argent.Depuis plusieurs semaines, je baisais une fille très sexy dont le père, un musicien connu, avait un orchestre. Elle avait quinze ans. Elle s'appelait June et m'aimait à la folie. Elle avait l'habitude d'attendre dans la rue que Jimmy soit parti, puis elle venait me rejoindre dans mon lit de camp militaire et restait avec moi jusqu'à sept heures du soir. Elle savait que je devais faire le ménage pour que le tripot puisse ouvrir vers neuf heures.Un jour, vers midi, je lui posai une question :- Est que tu m'aimes suffisamment pour faire n'importe quoi pour moi?- Oui, répondit-elle.- Même te taper un micheton?- N'importe quoi, je te dis.Page 53, Editions du Rocher
Après un premier séjour en prison, à peine adulte, Blood qui deviendra Iceberg Slim se forme auprès des grands macs de la région. Le pouvoir, leur richesse, leur exhibition ont eu raison de lui dans une Amérique où les noirs ont peu de créneau pour s'élever socialement, où les blancs courent après les prostituées noires. Les uns vivent en enfer quand les autres sont au paradis.
"Je suis toujours noir dans un monde de Blancs, pensai-je. mais même si je ne peux pas franchir la barrière qui nous enferme, je peux réaliser mon rêve: moi aussi, je deviendrai important, moi aussi, je serai admiré. C'est simple si je me donne le mal de devenir un vrai mac, je ramasserai une tonne de pognon. Que ce soit dans le monde des Blancs ou celui des noirs, tout le monde est ravi de te *** quand on voit briller le fric sur toi."Page 139, Editions du Rocher
Slim aime exploiter ses prostituées. Ils usent de toutes les techniques pour tenir son écurie. La violence en particulier. La manipulation aussi. On a du mal à dissocier le proxénetisme de la pratique de l'esclavage... D'ailleurs, Iceberg Slim le dit très bien :
"Il faut que j'aie une véritable éponge dans la tête, pensai-je. Je vais me servir de mes yeux et de mes oreilles comme des pompes aspirantes. Je dois tout savoir sur les putes, sur les pièges, sur les combines. Je veux me dépêcher de découvrir les secrets des macs. pas question de devenir gigolo à la petite semaine comme les maquereaux blancs. Je veux tout contrôler chez mes putes. Je veux être le patron de leur vie toute entière, et même de leurs pensées. Il faut que je leur mette dans la tête que lincoln n'a jamais aboli l'esclavage"Page 124, Editions du Rocher
L'une des forces de ce texte autobiographique est le style employé par Iceberg Slim, une écriture avec les mots de la rue, avec les mots du milieu qui fournit une certaine authenticité à cet ouvrage, formidable témoignage de l'Amérique du 20è siècle.
Iceberg Slim, Pimp Mémoires d'un maquereau
Editions du Rocher, Collection Soul Fiction, 1ère parution en 1969, 376 pages
Traduit de l'américain par Jean François Ménard
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