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Comment on a largué Bénédicte, qui était tout de même bien urbaine

Par Petra Von Shmendrick

Nate, Nana et moi , depuis qu’on est en Armorique, on est de nouveau tout seuls. Enfin, bien sûr qu’on n’est pas seuls, puisque je les ai et que eux, il m’ont, moi.
Mais on a perdu Béné en route. Et ça, si on me demandait mon avis, je dirais que c’est plutôt une bonne chose.

Béné c’était pour Bénédicte, qui préférait qu’on l’appelle Béné. J’ai toujours trouvé ça débile, pare que « béné » ça me fait penser à quelque chose de mou et de tiède, comme par exemple un mufle de vache humide. Béné est restée la petite amie officielle de Nate pendant un an, à peu près. Elle avait la trentaine, comme lui, mais elle avait l’air d’être beaucoup plus jeune, surtout dans sa tête. Son travail, c’était blogueuse influente, ce qui veut dire qu’elle passait ses journées à écrire des articles sur son blog ultra-célèbre et qu’elle se faisait payer par des marques de rouge à lèvres ou de serviettes hygiéniques pour expliquer à ses lectrices à quel point ces produits-là étaient géniaux, fashion et hype (ça se prononce ha-yipe, à l’américaine, sinon ça fait pedzouille).

Comment on a largué Bénédicte, qui était tout de même bien urbaine

Quand Nate a expliqué à Béné à quel point ce serait génial de déménager en Armorique, où il venait de trouver la maison idéale (celle qui est tellement typique parce qu’elle laisse entrer la pluie), elle l’a regardé comme s’il venait de lui roter au visage.

-   Né-yite (elle appuyait toujours sur le yite, parce que ça faisait encore plus américain, donc encore plus ha-yipe), dis-moi une chose, et sois sincère, surtout : est-ce que j’ai vraiment une tronche à vouloir m’enterrer dans un bled de moins de cent mille habitants où il n’y a ni Christian Louboutin, ni Van Cleef & Arples, où les bouseux n’ont jamais entendu parler du classement Wikio et où, si ça se trouve, ils votent majoritairement à droite ?

Nate, il a essayé de lui parler de la nature, qui est belle et qui redonne du sens à nos vies modernes trop impersonnelles (ou quelque chose comme ça). Il a dit écureuils, grand air, alimentation saine et menhirs, il a dit environnement plus calme pour élever les enfants, il a parlé du chant du coq et de la brume silencieuse sur les champs d’artichauts à l’aube et puis elle l’a interrompu juste au moment où il commençait à partir en sucette à propos de l’ancienne magie druidique et des vraies valeurs de la terre.

-   Nate, mon chéri, ferme ta gueule deux secondes et écoute-moi, tu veux bien ?

Et Béné, elle a expliqué qu’une vraie blogueuse fille populaire, elle est tellement glamour et tellement ha-yipe qu’elle ne peut décemment crécher que dans le 75, et que encore, t’auras du mal à la trouver à la Goutte d’Or, faudra plutôt scruter les terrasses des cafés branchouilles du 11e arrondissement ou de Saint-Germain-des-Prés. La vraie blogueuse fille qui déchire, disait Béné, elle se réveille aux aurores, au son des klaxons qui couinent dans la grisaille d’une aube parisienne trop belle tellement elle est photogénique (avec les Champs-Élysées qui émergent de la brume, les vitrines de la Place Vendôme qui s’illuminent, tout pareil que dans une pub pour un parfum de luxe où un mannequin anorexique court gracieusement sur le Pont Neuf en talons aiguilles). La vraie blogueuse fille, expliquait Béné, elle se lève vachement tôt, elle se fait un café qui a un nom à coucher dehors (comme Bois de santal aux extraits de fève d’Amazonie orientale) sur sa machine Nespresso qui brille sous les spots tamisés de sa cuisine trop belle, elle se poste devant sa fenêtre et elle regarde passer les voitures en écoutant France Inter avant de s’asseoir face à son iMac géant et de réfléchir à quel produit elle va bien pouvoir caser dans son premier billet du jour. Donc elle peut pas se permettre d’aller vivre en Armorique, qui est une région que la blogueuse fille à succès adooooore parce que c’est nature, vivifiant et vachement bio mais où elle n’irait jamais crécher, vu que tout ce qui est vraiment important se passe dans la capitale (comme les défilés de mode et les ventes privées Lagerfeld).

Moi, j’étais plutôt contente d’entendre que Béné allait probablement pas nous suivre en Armorique, j’avoue. Elle était gentille, Béné, mais elle m’énervait souvent, à force de vouloir à tout prix m’emmener dans des boutiques de fringues pour pouffiasses miniatures où j’avais aucune envie de mettre les pieds. En plus, il fallait que je fasse semblant de bien m’entendre avec Agapanthe, qui était la fille de Béné et qui avait le même âge que moi. Agapanthe, elle passait beaucoup de temps dans des hôtels de luxe où Béné était invitée par des grandes marques de papier toilette pour des séances de photos, et moi je devais rester assise dans un coin pendant que Béné posait sous un drôle de parapluie avec Agapanthe pour la couverture d’un magazine qui vend des vêtements, du mascara et des horoscopes. Agapanthe n’était pas vraiment stupide, c’est juste qu’elle faisait toujours « lol lol lol » dès qu’elle ouvrait la bouche et que je ne pouvais jamais lui parler du dernier bouquin de Bret Easton Ellis que j’avais lu, parce qu’elle ne lisait que des livres avec des filles sur la couverture (comme Hannah Montana et les petits secrets entre copines), et moi j’accroche pas trop avec les blondasses évaporées nonchalamment étendues sur des lits à baldaquins et qui attendent qu’un mongolien coiffé comme un personnage secondaire des Feux de l’amour vienne les délivrer du méchant dragon, de la vilaine sorcière ou du délégué syndical enragé qui les a prises en otage.

A la fin, Nate a renoncé à convaincre Béné de venir en Armorique avec nous. Ils se sont fâchés, ça s’est mis à crier dans l’appartement et puis Nate a dit à Béné qu’elle n’avait qu’à rester avec les dix mille gourdasses qui passaient leurs journées à consulter frénétiquement son supermarché virtuel à la recherche d’une info capitale sur la dernière crème de jour de chez L’Oréal ou la taille du pénis de Jake Gyllenhaal ou le meilleur moment pour copuler et tomber enceinte en fonction de leurs pertes blanches. Il a dit que de toute façon, il savait bien, lui, qu’elle les considérait secrètement comme un vulgaire panel de consommatrices bêlantes et frivoles tout juste capables de différencier un fer à friser électronique d’un vibromasseur made in China.

Alors là, Béné, elle est devenue aussi rouge qu’une tomate trop mûre, elle s’est mise à balancer sur Nate tout ce qu’elle venait d’acheter aux Nouveaux Robinsons de Neuilly (le paquet de raisins de Corinthe bio, le lait de soja, le tube de crème gommante  au tofu et même le gros bocal en verre de confiture sans édulcorants et sans gluten). Elle ressemblait à Uma Thurman dans Kill Bill (je kiffe Quentin Tarantino, j’ai vu Reservoir Dogs trois fois et ma maîtresse de Grande Section de maternelle a menacé Nate d’appeler la DDASS à cause de ça) sauf que là on aurait dit qu’elle jouait « Kill Né-yite », et Nate a plongé sous la table de la cuisine comme Sergent Rock dans Our army at war, et Béné s’est mise à hurler que de toute façon, Nate allait devenir un clochard, que moi j’étais condamnée à finir en junkie avec des dread locks sur la tête et un chien loup sans collier en guise de meilleur ami, que bientôt je customiserais des frigos dans une communauté de petits délinquants marginaux tandis que lui, Nate, traînerait sa misère entre deux gares crasseuses et mal famées et qu’il noierait son chagrin dans des packs de 8.6 Bavaria tiède, et ç’a été la fin de Nate et Béné. Quelques jours après, on est partis en Armorique, rien que Nate, Nana et moi, juste comme avant.



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