Magazine Journal intime

L'hippie fané

Par Pierre-Léon Lalonde
J'attends que la lumière change au coin de Saint-Denis et Viger quand s'avance vers le taxi un homme à la démarche pour le moins vacillante. Comme la soirée n'a pas été trop pire, j'ouvre ma fenêtre en fouillant dans la poche de mon pantalon où je loge mon change.
Ici aux abords du carré Viger, on trouve de manière quasi permanente un être en quête de quelques pièces pour aller manger, aller boire, aller se droguer ou aller se faire voir ailleurs. C'est un coin de prédilection, car la lumière est longue et les chars n'ont pas le choix de passer ici pour accéder au tunnel Ville-Marie.
Avec le temps, j'en ai vu de toutes les sortes, quêter sur ce coin. Dont ce type qui utilise son verre de carton comme objectif et son briquet comme flash pour photographier les automobilistes. Ou cette jeune fille qui se faufile entre les voitures avec un sourire qui donne envie de pleurer tellement il est beau. Ou ce gars qu'on croise nuit après nuit qui maigrit presque aussi vite que sa barbe pousse. Ou cet autre qui fait virevolter ses casquettes sur sa tête. Des heures et des heures de pratique. Représentations en toute saison. Une pièce à la fois.
J'en ai vu beaucoup traîner sur ce coin, mais ce type qui avance vers mon taxi, je ne l'ai jamais vu. Il a l'air d'un vieux hippie avec ses cheveux longs, son jeans sale et troué et ses sandales aux pieds. Il grand et maigre sauf son visage boursouflé qui me fait deviner que l'homme en a bu d'autres.
Voyant son regard qui louche vers la portière arrière, je me rends compte que le beatnik ne me demande pas l'aumône. Il a simplement besoin d'un taxi. Je l'invite à monter et sa surprise m'indique qu'il a dû se faire refuser le service plus d'une fois. En tout cas, il ne se fait pas prier pour prendre place. Il est accompagné d'une odeur pour le moins écoeurante qu'il semble traîner avec lui depuis Woodstock. Une fétidité mêlée de fond de tonneau et de suées cocaïnées. Je réalise soudainement que c'est le début du mois et que le chèque est rentré. Le sourire béat de mon passager me le confirme.
Et hébété, il ne l'est pas qu'à moitié. Faut que je lui demande de me répéter trois fois sa destination. Il a l'onomatopée plus facile que l'hygiène. Pourtant, je ne m’en formalise pas. J'en ai vu et senti bien d'autres et pour tout prendre, je préfère ce type qui sent mauvais à une autre qui me fait chier.
Quand même heureux qu'il ne s'en aille pas trop loin. Je lui demande son nom et s'il a passé une bonne soirée. Mike me répond en s'étouffant. Une quinte d'un demi-kilomètre. Je lui demande s'il est correct? Il me demande s'il peut fumer une cigarette. C'est à mon tour de manquer de m'étouffer.
Quelques quintes plus tard, on se retrouve à destination sur la rue du Couvent à Saint-Henri. Le type me demande de l'attendre, car son argent est en dedans. Je pense un moment, lui dire de laisser faire, mais il semble tenir à me payer. Il revient quelques minutes plus tard en me tendant un billet bien craquant de 100 $. Le sourire qu'il me fait en me donnant le "brun" est impayable. Je lui rends son change et je lui tends la main.
Bonne fin de nuit Mike. Bonne fin de mois.

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