Quand les groupes dominants d’une société définissent le périmètre sacré de la culture propre, inévitablement ils terminent par attaquer ceux qui échappent partiellement ou qui s’éloignent de cette définition. Quand, orgueilleusement, ils croient avoir identifié l’archétype national, moule et modèle du citoyen parfait, ce qu’ils font réellement c’est condamner à mort ou à la marginalité ceux qui se différencient de cette périlleuse construction.
C’est une nouvelle revanche de l’Histoire. Déjà en 2006, après les États-Unis, la France était le pays où McDonald’s gagnait le plus d’argent. Malgré les politiciens, intellectuels, cinéastes, musiciens et autres proclamant à qui veut les entendre la supériorité de l’exceptionnelle culture française et l’insignifiance de l’américaine. En théorie, donc, les Français détesteraient tout ce qui serait d’inspiration américaine. Mais dans la pratique, ils apprécient sa nourriture, ses films, sa musique, ses programmes de télévision. Ainsi les Français se sont rapidement habitués aux McDonald’s et aux pizzas formatées à l’américaine, malgré la sophistiquée cuisine française, parce que ce mode de restauration est rapide et offre un bon rapport qualité/prix, en plus de plaire aux enfants, ce qui n’est pas vraiment le cas du restaurant français traditionnel.
Qu’il est bien loin José Bové, l’icône des globalophobes, qui monopolisait la une des journaux papier ou radiotélévisés en détruisant un Mcdonald’s. Pour qui il ne s’agissait pas d’un problème de haine vis-à-vis des calories, mais de patriotisme. Car le restaurant yankee, avec ses emblématiques arches jaunes, était une menace pour l’identité française. Son attitude n’était pas si excentrique : peu avant, et pour de pareilles raisons, Jack Lang, ministre de la Kultur, avait déjà déclaré la guerre au cinéma américain avec une passion similaire à celle que la poussiéreuse Académie française met à combattre les anglicismes qui « envahissent » la langue.
Aux États-Unis, curieusement, on a une autre vision, beaucoup plus intelligente, des influences étrangères. Il est vrai que musclé entrepreneur américain, au grand dam des antimondialistes, a créé au Mexique 300 franchises de Mcdonald’s, mais, dans le même temps, sans que cela ne soulève aucune protestation, aux États-Unis virent le jour plus de 6.000 Taco Bell qui servent une version apocryphe et moins piquante de la cuisine populaire mexicaine. Simultanément, fleurirent les chaînes de nourriture japonaise, chinoise, vietnamienne, italienne ou de quelque autre endroit de la planète qui avait quelque chose à offrir à l’infatigable palais américain.
Le paradoxe est que, pendant que la moitié du monde lutte contre l’influence américaine, comme si elle mettait en danger une supposée identité nationale, les Américains absorbent et métabolisent toutes les influences étrangères, modifiant constamment et sans crainte le propre profil du pays, sans perdre une seule minute à l’absurde définition et défense de « l’être américain », entre autres raisons, parce que cette créature, comme le Big Foot de Californie, n’a jamais pu être découverte. À personne, à part quelques racistes tarés, ne lui passe par la tête de définir quelle est l’essence de l’Homo americanus et se consacrer à proclamer ses vertus ou à le défendre des us et coutumes d’autres peuples. Au contraire, déambulent dans le pays près de 300 millions de personnes, provenant de tous les coins de la Terre, colorées par toutes les combinaisons possibles d’accent et de dose de mélanine, faiblement liées par les institutions, l’histoire et les intérêts, qui choisissent librement la manière de trouver la félicité selon ce que leur indiquent leurs préférences et leur sens commun.
Intuitivement – parce qu’il n’y a même pas de débat national –, c’est cette attitude qui a permis aux immigrants européens d’apporter le grand cinéma, aux Allemands du Bauhaus de placer leur svelte accent architectonique à New York, ou aux musiciens caribéens d’introduire le jazz latino dans l’ouïe affamée d’une société qui avala avec le même appétit les Beatles britanniques que la bossa nova des Brésiliens. En somme, le fondement sur lequel repose le pays est très simple : l’Américain, comme idée platonique, comme abstraction n’existe pas. L’Américain est un être dynamique, en constante évolution, qui sait que son incroyable vitalité n’est pas la conséquence de vertus d’une culture primitive non contaminée, mais bien de sa capacité à adopter et adapter un talent lointain qui immédiatement lui devient propre. C’est le génie du métissage culturel et non l’exclusion qui grandit la nation.
Et il est bon que cela soit ainsi. Il y a peu d’activités aussi dangereuses que celle que de définir l’être national. C’est le point de départ de tous les fascismes. L’Allemagne nazie n’a pas commencé avec Adolf Hitler, mais bien avec le nationalisme culturel, le Kulturkampf, imposé par Bismarck un demi-siècle avant. Quand les groupes dominants d’une société définissent le périmètre sacré de la culture propre, inévitablement ils terminent par attaquer ceux qui échappent partiellement ou qui s’éloignent de cette définition. Quand, orgueilleusement, ils croient avoir identifié l’archétype national, moule et modèle du citoyen parfait, ce qu’ils font réellement c’est condamner à mort ou à la marginalité ceux qui se différencient de cette périlleuse construction. L’horreur de l’Holocauste ne se basait pas seulement sur un monstrueux préjugé sur la supposée nature des Juifs, mais bien plutôt dans l’idéalisation de l’archétype germain, somme et résumé de toutes les valeurs et talents. On commence, l’air de rien, par lancer des pierres sur les vitrines des Mcdonald’s. On termine par construire des camps de concentration.