Ce volume, quatre cent cinquante sixième de la collection Poésie/Gallimard, relie dans le titre deux noms grecs. Lycophron, auteur d' Alexandra, poème de 1475 vers, et Zétès, pseudonyme de Pascal Quignard transposant Alexandra et la prolongeant par des fragments. Ces noms qualifient chaque auteur : " Pensée de la Clairière ou Hardiesse du Loup " (124) désigne le premier, tandis que Zétès traduit " celui qui cherche " (154).
La présente édition prend la forme d'un diptyque. Paru en 1971, le premier volet propose une version en français d'Alexandra, poème de la fin du IV° siècle. La préface prévient le lecteur : " Alexandra c'est Cassandre " (123). Datée de 2009, la postface revient sur l'époque de ce travail :
" La traduction de la Cassandre de Lycophron est le seul livre que j'ai écrit sur une table. C'était il y a quarante ans. Je disposais devant moi, à côté de moi, autour de moi, tous les dictionnaires que j'avais hérités de mon arrière-grand-père et ceux, plus récents, de Bailly, Chantraine, Grandsaignes, Bloch-Wartburg, Ernoust-Meillet. [...] Je descendais dans les siècles perdus. J'abordais le pays des morts. J'allais chercher les étyma dans les joncs, auprès des ombres, dans l'eau morte (138). "
Le second volet, Zétès, avec pour nom d'auteur Pascal Quignard, évoque cette expérience " quarante ans après " (153) :
" Une voix me portait.
Une voix plus ancienne appelait.
Cette traduction à tous égards indéfendable fut, durant un an, une confiance orale enfouie muettement au fond de mon corps (153). "
La traduction achevée, cette voix se métamorphose, voyage dans le langage et en celui qui cherche :
" A vrai dire je n'ai jamais composé, de toute ma vie, qu'un poème, noté en latin, intitulé Inter aerias fagos, où je cryptais l'Avent de ce monde et où j'évoquais l'origine de la langue dont j'usais la mêlant à ma souffrance. C'est pourquoi je crus devoir prendre un pseudonyme quand il s'est agi de publier ces poèmes dérivés du grec (...) pas vraiment de moi mais plutôt des membres fantômes arrachés à l'ombre de Lycophron " (153-54).
Sous les réflexions érudites qui éclairent l'effort de traduction, " ce mime mot à mot du mot à mot lui-même " (135), sous les analyses de mythes voyageant dans l'anthropologie et l'histoire de l'humanité, le lecteur découvre la source douloureuse à laquelle s'abreuve le sujet qui écrit. Ce dernier nous y invite qui propose, après coup, comme si la simultanéité des voix avait été impossible, une image de cette époque où il s'engageait dans le passage du grec au français d'un texte vénéré par quelques noms de la littérature et qui, par le creusement dans la langue, le reliera non seulement à ses proches mais à lui-même et aux lectures qui éclairent le rapport énigmatique - silencieux et bavard, physique et abstrait - de l'homme à la langue.
Ainsi de la parole prophétique d'Alexandra, parole de vérité, vouée à ne pas être entendue ou de la parole sourde mais pressante du sujet en analyse, comme le rapporte cet épisode où une langue, refoulée, renaît.
" La langue fut d'abord engloutie.
Et la faim disparut.
Et le désir.
Langue engloutie comme si un trou se trouvait là dans la terre, où se cachait la vie.
André Auscher, un jour, durant huit ans de patience, entendit une intonation allemande errant dans le fond de ma voix qui le surprit car elle ne correspondait en rien à ce que je relatais de ma vie. C'est lui qui fit remonter Cäcilia Müller en moi, si terrée, si enterrée, parce que j'avais égaré son souvenir pour poursuivre. Elle s'était enfouie comme elle s'était enfuie : d'un coup " (165-66).
Il faut entendre la parole d'Alexandra, elle-même placée dans un dispositif complexe d'énonciation ; il faut suivre les détours d'une construction qu'elle appelait comme un écho... Mais il semble que le vide qui sépare les deux moments du livre localise sa puissance. Cette traversée du silence, ce recul, permet une autre parole, après celle " encapuchonnante " (149) de la traduction. Elle touche à la voix, aux voix...
Par Marie Séjourné
Pascal Quignard
Lycophron et Zétès
Poésie / Gallimard (2010)