Philippe Labro se disait épaté par cette femme qui maitrise les mots et la musicalité de la phrase de manière bouleversante.
Amoureuse de cette langue qu'elle a appris à l'âge de dix ans, Kim Thuy confie que le français lui permet le mieux d'exprimer ses sentiments . Elle nous offre un autoportrait de femme libre. La petite fille que la timidité faisait passer pour muette s'est affranchie de tout et de tous.
Aucune crainte ne censure son récit. Aucune contrainte ne la limite, y compris celle de la chronologie. Elle raconte son périple de boat people sans fioritures. Les atrocités sont dites dans un style épuré et poétique. La guerre est toujours présente en arrière fond sans faire de place à une rancœur et à une colère que l'on aurait pu comprendre.
Elle raconte des anecdotes pour garder en mémoire un pan d'histoire qui ne trouvera jamais sa place sur les bancs de l'école (...) pour ne pas oublier l'existence de toutes ces femmes qui ne regardaient jamais le ciel et qui ont porté le Vietnam sur leur dos pendant que leur mari et leurs fils portaient les armes sur le leur. Elles attendaient sous leur chapeau conique que le soleil tombe sur elles pour pouvoir s'évanouir plutôt que s'endormir. (p.46-47)
La construction par courtes séquences est remarquable. Les chapitres sont brefs, précis comme des estampes. La nostalgie se manifeste par petites touches qui s'appuient sur des réminiscences sensuelles. Le souvenir du goût du beurre normand Bretel qu'on acheminait en boite au Vietnam, à cause du climat. (la société normande a été rachetée par Gloria dans les années 70). Le parfum d'une pivoine éclose. La couleur du rouge d'une feuille d'érable. Celle des quatre bols bleus aux anneaux d'argent qui sont les seuls objets dont elle a voulu hériter.
Kim Thuy pourrait nous donner des leçons de courage et de détermination. Mais c'est l'amour qu'elle fredonne sans repos.
C'est aussi un hymne au Québec, ce pays d'accueil qui n'est plus un lieu mais une berceuse qui coule sans tarir, justifiant doublement le titre du livre. Ru signifie en effet berceuse en vietnamien et petit cours d'eau en français.
Ce livre magnifique ne doit pas être oublié malgré l'abondance des nouveaux nés de la rentrée littéraire. On accueillera aussi avec intérêt son second roman où après avoir conjugué le verbe survivre elle va se concentrer sur le verbe vivre. S'appuyant cette fois peut-être sur l'expérience de sa propre mère qui a attendu d'avoir 55 ans pour se réinventer.