Une chronique de Vance
Autre temps, autre envie, mais toujours cette volonté d’explorer ce que le VIIe Art propose de plus emblématique. Après un Marathon Kubrick des plus denses (intense aussi, et propice à de nombreuses discussions passionnées – et heureusement sans heurt), c’est donc à un Marathon Lynch que je vais m’adonner, auquel participent également les précieuses blogueuses Cachou, Cecile et Yuko.
Le calendrier arrêté repose sur un rythme hebdomadaire (afin de se laisser le temps de respirer, ce que l’ancien Marathon n’avait pas permis, occasionnant quelques coups de blues peu encourageants) et chronologique (dans l’ordre des longs-métrages principalement, auxquels peuvent s’adjoindre les courts et les séries mais de manière plus personnelle). J’ai chois de ne pas visionner certains des films de Lynch (car vus récemment) et de laisser la série Twin Peaks (que j’adore pourtant, malgré – ou à cause de - ses outrances et ses errances) par manque de temps.
Film n°1 : Eraserhead
DVD collector zone 2 éditions M6
1:33 - 4/3
VOST DD 2.0
Ah pour le coup, on entre direct dans le vif du sujet. Le film n'est pas vraiment passionnant, il s'articule autour d'un cauchemar du réalisateur (sa tête étant exploitée pour qu'on en fasse des gommes à crayon) et de personnages hors du monde.
Résumé :
Henry, un imprimeur en congé, tombe amoureux d'une jeune femme aux parents étranges (une mère soupçonneuse et un père hilare). Il en a un enfant, un être difforme (une tête inhumaine et un corps sans membre) qui passe son temps à pleurer, rendant sa mère dingue au point qu'elle quitte l'appartement. Henry se retrouve seul et divague, il assiste à un spectacle dans son radiateur (une femme y danse et chante sur une scène) pour passer le temps...
Alors c'est assez expérimental comme approche : entamé avec les crédits de l’American Film Institute (sur la base d’un script de 20 pages que Lynch ne cessa par la suite d’améliorer), le film mit tout de même 5 ans à se construire, et il a fallu gérer un budget de plus en plus resserré. Du coup, le bonhomme est un peu au four et au moulin : auteur, réalisateur, cadreur, monteur, compositeur, technicien des effets visuels et sonores, accessoiriste et producteur. Les fonds ont vite manqué et il se passait parfois des mois avant que le tournage ne puisse reprendre. L’équipe restreinte vivait d’ailleurs sur le même rythme et la légende veut que Jack Nance (l’acteur principal) ait vécu tout ce temps avec la même coupe improbable.
D'abord, Lynch travaille énormément la bande son, faite de bruitages parfois assourdissants (notamment le bruit du vent dont on dit qu’il est extrait d’un film d’Ed Wood) entrecoupés de musiques redondantes et de chansons répétitives. Peu de dialogues (il faut bien attendre 10 minutes avant d’entendre le son d’une voix), qui frisent parfois le surréalisme. Les décors (banlieue industrielle de Philadelphie, où vivait d’ailleurs le jeune couple Lynch dont la femme venait d’accoucher de la petite Jennifer) sont mornes et la photo a tendance à en noyer les détails dans un clair-obscur flou au contraste étudié. Lynch joue moins sur les profondeurs que sur les compositions de plans (avec une vraie exigence géométrique) et établit déjà des correspondances (les lampes, les barres de lit, les plantes, les crayons, les motifs des tissus) qui servent de point-relais entre les séquences, des sortes de raccord thématiques éloignés, sans forcément donner du sens immédiat. N’oublions pas que l’artiste est fort réticent à donner sa propre interprétation de ses films, préférant laisser le spectateur faire cet effort. Rétrospectivement, on se rend tout de même compte que nombre de ses leitmotivs sont déjà présents dans ce premier long-métrage : la scène de théâtre (voir Twin Peaks ou Mulholland Drive), la chanson (Sailor & Lula ou Blue Velvet), les personnages énigmatiques, tarés, frappés ou "décalés". Il y a aussi ce goût pour la chair sous son aspect le plus crade (le bébé monstrueux d'Henry et tous ces avortons dont semble accoucher sa femme rappellent les mutants de Dune).
Du coup, ça n'est certes pas palpitant - mais j'avoue avoir été sidéré par la maîtrise technique, formelle, de Lynch, ses fondus-enchaînés glauques, son jeu avec l'ombre qui la rend oppressante, angoissante et met vraiment mal à l'aise (rappelez-vous la séquence du couloir dans Lost Highway). Et surtout, surtout, ces cauchemars éveillés qui s'entremêlent avec la réalité, y laissant des stigmates au point qu'on ne la distingue plus du rêve. J’ai néanmoins beaucoup de mal avec la scène du dîner chez les parents de Mary, qui tire en longueur (avec le découpage du poulet dont les entrailles vomissent une substance poisseuse, prélude à la révélation de la grossesse de la jeune femme) mais d’autres séquences sont proprement hallucinantes. Difficile de déclarer tout de go : « j’ai aimé » mais j’avoue une certaine fascination, presque morbide, qui ne s'explique que par le plaisir un peu pervers de s'être senti "glisser" hors du réel. Je comprends que ce midnight movie ait tant plu à Kubrick, Mel Brooks ou même George Lucas (qui voulait Lynch pour le Retour du Jedi).
Lire aussi :
> la chronique de Cachou
> la chronique de Yuko