Le trafic dans Paris :
Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis à Paris, je n’y ai encore vu marcher personne. Il n’y a pas de gens au monde qui tirent mieux partie de leur machine que les Français; ils courent, ils volent: les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d’allure, j’enrage quelquefois comme un chrétien: car encore passe qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour; et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier m’avait pris; et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues.
(Lettre XXIV)
Sur l’affaire Woerth :
Un particulier peut jouir de l’obscurité où il se trouve; il ne se décrédite que devant quelques gens; il se tient couvert devant les autres: mais un ministre qui manque à la probité a autant de témoins, autant de juges, qu’il y a de gens qu’il gouverne. Oserai-je le dire? le plus grand mal que fait un ministre sans probité n’est pas de desservir son prince et de ruiner son peuple: il y en a un autre, à mon avis, mille fois plus dangereux; c’est le mauvais exemple qu’il donne.
Tu sais que j’ai longtemps voyagé dans les Indes. J’y ai vu une nation, naturellement généreuse, pervertie en un instant, depuis le dernier des sujets jusqu’aux plus grands, par le mauvais exemple d’un ministre: j’y ai vu tout un peuple, chez qui la générosité, la probité, la candeur et la bonne foi ont passé de tout temps pour les qualités naturelles, devenir tout à coup le dernier des peuples; le mal se communiquer, et n’épargner pas même les membres les plus sains; les hommes les plus vertueux faire des choses indignes; et violer, dans toutes les occasions de leur vie, les premiers principes de la justice, sur ce vain prétexte qu’on la leur avait violée. (…)
Quel plus grand crime que celui que commet un ministre, lorsqu’il corrompt les moeurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit l’éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond la plus haute naissance dans le mépris universel?
(Lettre CXLVI)
En soirée :
Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d’eux-mêmes: leurs conversations sont un miroir qui présente toujours leur impertinente figure; ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées, et ils veulent que l’intérêt qu’ils y prennent les grossisse à vos yeux; ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé: ils sont un modèle universel, un sujet de comparaison inépuisable, une source d’exemples qui ne tarit jamais. Oh! que la louange est fade lorsqu’elle réfléchit vers le lieu d’où elle part!
Il y a quelques jours qu’un homme de ce caractère nous accabla pendant deux heures de lui, de son mérite et de ses talents; mais comme il n’y a point de mouvement perpétuel dans le monde, il cessa de parler; la conversation nous revint donc, et nous la prîmes. Un homme qui paraissait assez chagrin commença par se plaindre de l’ennui répandu dans les conversations. Quoi! toujours des sots qui se peignent eux-mêmes, et qui ramènent tout à eux? Vous avez raison, reprit brusquement notre discoureur: il n’y a qu’à faire comme moi; je ne me loue jamais; j’ai du bien, de la naissance, je fais de la dépense, mes amis disent que j’aie quelque esprit; mais je ne parle jamais de tout cela: si j’ai quelques bonnes qualités, celle dont je fais le plus de cas, c’est ma modestie. J’admirais cet impertinent; et pendant qu’il parlait tout haut, je disais tout bas: Heureux celui qui a assez de vanité pour ne dire jamais de bien de lui; qui craint ceux qui l’écoutent; et ne compromet point son mérite avec l’orgueil des autres!
(Lettre L)
Sur la rentrée littéraire :
La fureur de la plupart des Français, c’est d’avoir de l’esprit; et la fureur de ceux qui veulent avoir de l’esprit, c’est de faire des livres. Cependant il n’y a rien de si mal imaginé: la nature semblait avoir sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent passagères, et les livres les immortalisent. Un sot devrait être content d’avoir ennuyé tous ceux qui ont vécu avec lui: il veut encore tourmenter les races futures; il veut que sa sottise triomphe de l’oubli dont il aurait pu jouir comme du tombeau; il veut que la postérité soit informée qu’il a vécu, et qu’elle sache à jamais qu’il a été un sot.
(…)
Quand un homme n’a rien à dire de nouveau, que ne se tait-il? Qu’a-t-on affaire de ces doubles emplois? Mais je veux donner un nouvel ordre. Vous êtes un habile homme: c’est-à-dire que vous venez dans ma bibliothèque et vous mettez en bas les livres qui sont en haut, et en haut ceux qui sont en bas: vous avez fait un chef-d’oeuvre. Je t’écris sur ce sujet, ***, parce que je suis outré d’un livre que je viens de quitter, qui est si gros qu’il semblait contenir la science universelle; mais il m’a rompu la tête sans m’avoir rien appris. Adieu.
(Lettre LXVI)
La courte-vue des médias :
Il y a une espèce de livres que nous ne connaissons point en Perse, et qui me paraissent ici fort à la mode: ce sont les journaux. La paresse se sent flattée en les lisant: on est ravi de pouvoir parcourir trente volumes en un quart d’heure. Dans la plupart des livres, l’auteur n’a pas fait les compliments ordinaires, que les lecteurs sont aux abois: il les fait entrer à demi morts dans une matière noyée au milieu d’une mer de paroles. Celui-ci veut s’immortaliser par un in-douze; celui-là, par un in-quarto; un autre, qui a de plus belles inclinations, vise à l’in- folio; il faut donc qu’il étende son sujet à proportion; ce qu’il fait sans pitié, comptant pour rien la peine du pauvre lecteur, qui se tue à réduire ce que l’auteur a pris tant de peine à amplifier. Je ne sais, ***, quel mérite il y a à faire pareils ouvrages: j’en ferais bien autant si je voulais ruiner ma santé et un libraire. Le grand tort qu’on les journalistes, c’est qu’ils ne parlent que des livres nouveaux: comme si la vérité était jamais nouvelle. Il me semble que, jusqu’à ce qu’un homme ait lu tous les livres anciens, il n’a aucune raison de leur préférer les nouveaux.
(Lettre CVIII)
L’amour du paraître chez les femmes :
Le rôle d’une jolie femme est beaucoup plus grave que l’on ne pense. Il n’y a rien de plus sérieux que ce qui se passe le matin à sa toilette, au milieu de ses domestiques; un général d’armée n’emploie pas plus d’attention à placer sa droite ou son corps de réserve, qu’elle en met à poster une mouche qui peu manquer, mais dont elle espère ou prévoit le succès. Quelle gêne d’esprit, quelle attention, pour concilier sans cesse les intérêts de deux rivaux, pour paraître neutre à tous les deux, pendant qu’elle est livrée à l’un et à l’autre, et se rendre médiatrice sur tous les sujets de plainte qu’elle leur donne!
Quelle occupation pour faire venir parties de plaisir sur parties, les faire succéder et renaître sans cesse, et prévenir tous les accidents qui pourraient les rompre! Avec tout cela, la plus grande peine n’est pas de se divertir; c’est de la paraître: ennuyez-les tant que vous voudrez, elles vous le pardonneront pourvu que l’on puisse croire qu’elles se sont bien réjouies.
(Lettre CX)
Sur la multiplication des lois :
La plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres et qui n’ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies.
Il semble qu’ils aient méconnu la grandeur et la dignité même de leur ouvrage: ils se sont amusés à faire des institutions puériles, avec lesquelles ils se sont à la vérité conformés aux petits esprits, mais décrédités auprès des gens de bon sens. Ils se sont jetés dans des détails inutiles; ils ont donné dans les cas particuliers: ce qui marque un génie étroit qui ne voit les choses que par parties, et n’embrasse rien d’une vue générale. Quelques-uns ont affecté de se servir d’une autre langue que la vulgaire; chose absurde pour un faiseur de lois: comment peut-on les observer, si elles ne sont pas connues? Ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu’ils ont trouvées établies; c’est-à-dire qu’ils ont jeté les peuples dans les désordres inséparables des changements. Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante: on y doit observer tant de solennités, et apporter tant de précautions, que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger.
Souvent ils les ont faites trop subtiles, et ont suivi des idées logiciennes plutôt que l’équité naturelle. Dans la suite, elles ont été trouvées trop dures; et par un esprit d’équité, on a cru devoir s’en écarter: mais ce remède était un nouveau mal. Quelles que soient ces lois, il faut toujours les suivre, et les regarder comme la conscience publique, à laquelle celle des particuliers doit se conformer toujours.
(Lettre CXXIX)
Sur l’amour de la société envers les médiocres :
Un homme d’esprit est ordinairement difficile dans les sociétés. Il choisit peu de personnes; il s’ennuie avec tout ce grand nombre de gens qu’il lui plaît appeler mauvaise compagnie; il est impossible qu’il ne fasse un peu sentir son dégoût: autant d’ennemis. Sûr de plaire quand il voudra, il néglige très souvent de le faire. Il est porté à la critique, parce qu’il voit plus de choses qu’un autre, et les sent mieux. Il ruine presque toujours sa fortune, parce que son esprit lui fournit pour cela un plus grand nombre de moyens. Il échoue dans ses entreprises, parce qu’il hasarde beaucoup. Sa vue, qui se porte toujours loin, lui fait voir des objets qui sont à de trop grandes distances. Sans compter que, dans la naissance d’un projet, il est moins frappé des difficultés qui viennent de la chose, que des remèdes qui sont de lui, et qu’il tire de son propre fonds. Il néglige les menus détails, dont dépend cependant la réussite de presque toutes les grandes affaires. L’homme médiocre, au contraire, cherche à tirer parti de tout: il sent bien qu’il n’a rien à perdre en négligences. L’approbation universelle est plus ordinairement pour l’homme médiocre. On est charmé de donner à celui-ci, on est enchanté d’ôter à celui-là. Pendant que l’envie fond sur l’un, et qu’on ne lui pardonne rien, on supplée tout en faveur de l’autre: la vanité se déclare pour lui.
(Lettre CXLV)
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