Gustave Caillebotte (Paris, 1848-Gennevilliers, 1894),
Homme au balcon, c.1880.
Huile sur toile, 116 x 97 cm, Collection privée.
Si les concertos pour piano de Camille Saint-Saëns commencent lentement à réapparaître au programme des concerts et des disques, sa Symphonie n°3 « avec orgue » a, en revanche, toujours figuré parmi ses œuvres les plus populaires et les plus régulièrement interprétées. Soutenus par le Palazzetto Bru Zane, dont chaque action visant à valoriser le patrimoine musical romantique français chroniquée sur ce site sera dorénavant signalée par le logo ci-dessus, François-Xavier Roth et son orchestre Les Siècles ont affronté ce monument du répertoire, auquel ils ont adjoint le Quatrième concerto pour piano, deux témoignages captés en concert qui font l’objet d’un disque que publie Musicales Actes Sud.
Dix ans séparent le Concerto pour piano n°4 de la Symphonie n°3 qui, outre la tonalité d’ut mineur, partagent également d’être conçus en quatre mouvements associés par paire, Vif-Lent/Scherzo-Finale pour résumer, et de faire appel à une construction cyclique, témoins des recherches formelles d’un compositeur qu’on a tort de réduire à une image de virtuose sans profondeur et de musicien officiel d’aventure atrabilaire.
Daté de 1875, le Quatrième concerto tire les leçons du semi-échec rencontré par le Troisième lors de sa création leipzigoise de 1869, suivi d’un accueil glacial à Paris, en misant sur une clarté structurelle et une unité des idées toutes classiques. Au foisonnement du précédent, œuvre d’entre deux mondes, au caractère expérimental parfois proche de la Fantaisie, qu’il conviendrait de réhabiliter, Saint-Saëns oppose ici une grande économie de moyens. Le mouvement liminaire, à la manière de Haydn, ne contient qu’un seul thème dont les variations serviront ensuite de substance au Scherzo, tandis que l’Andante en la bémol majeur, qui le suit, en contient deux, dont le premier est un choral énoncé par les vents sur lequel le Finale sera bâti. Trois thèmes en tout et pour tout, regroupés dans la section initiale de l’œuvre et qui vont générer l’intégralité de la seconde, difficile de faire plus sobre. Influencée par Liszt, qui encouragea, après l’audition de son Deuxième concerto en sol mineur (op. 22, 1868), Saint-Saëns à en écrire de nouveaux, et dont elle reprend l’idée tant de la génération des deux mouvements terminaux à partir de la substance des deux initiaux que de les jouer tous sans interruption, la partition évite soigneusement toute forme d’outrance, visant à une expression équilibrée des émotions – fervente tendresse de l’Andante, vigoureuse avancée de l’Allegro vivace (Scherzo) – très souvent pimentée par ce qui demeure une des caractéristiques les plus constantes du compositeur : l’humour. Exception faite du mouvement lent, on retrouve, en effet, ce trait partout, narquois – façon Poulenc – dans l’Allegro moderato, cavalcadant dans le Scherzo, coruscant dans le Finale, comme si le très digne Saint-Saëns, refusant de se prendre complètement au sérieux, s’amusait à entraîner l’auditeur dans les méandres métamorphiques de ses trois thèmes de départ.
D’humeur et d’ambitions très différentes est la Symphonie n°3, dont la commande par la London Philarmonic Society, que cette institution avait, dans un premier temps, choisi d’adresser à Gounod, date du mois d’août 1885. Le compositeur y travailla dans les derniers mois de l’année et quelques semaines au début de la suivante, assurant sa création triomphale à Londres le 19 mai 1886, avant qu’elle soit donnée à Paris le 9 janvier 1887, avec un succès identique. L’œuvre, dédiée à la mémoire de Liszt, mort le 31 juillet 1886, est conçue pour un effectif imposant, qui présente la particularité d’inclure piano et orgue, d’où son sous-titre de Symphonie « avec orgue » et non, comme on l’entend encore, pour orgue, ce dernier n’apportant qu’une couleur parmi les autres. Je me demande s’il ne faut pas voir dans l’emploi de ces deux instruments un lointain écho du genre de la symphonie concertante, que Saint-Saëns, dont on sait le goût éclairé pour la musique du XVIIIe siècle, ne pouvait manquer de connaître. Quoi qu’il en soit, la partition est construite selon une stricte forme cyclique, le premier thème, inspiré de la mélodie grégorienne du Dies irae, apparaissant aux cordes dans la nuance piano au début de l’Allegro moderato se retrouvant, sous différentes dérivations, dans les suivants. Ce premier mouvement est sans doute le plus sombre, affichant un caractère haletant, presque fébrile par instants, où semblent passer des souvenirs du début de la Symphonie en si mineur, dite « Inachevée », de Schubert, jouée à Paris en décembre 1867 et en 1881, mais aussi de l’Ouverture en si mineur « Les Hébrides » de Mendelssohn, créée à Londres en 1832. Est-ce vraiment fortuit lorsque l’on sait que Saint-Saëns avait, à l’origine, prévu d’écrire sa Troisième symphonie en si mineur, tonalité qu’il dut abandonner à cause de la présence de l’orgue ? Même si la coda apaisée du mouvement précédent y prépare l’auditeur, le contraste est assez total entre celui-ci et le Poco adagio en ré bémol majeur qui lui fait suite. Tout baigné de sérénité et de lumière diffuse, il instaure une véritable parenthèse dont la beauté mélodique tient à la fois du chant et de la méditation, avant qu’arrive le Scherzo au tranchant assez beethovenien, tempéré néanmoins par un Trio scintillant et souriant, puis que le Finale, sur un fracassant accord d’ut majeur à l’orgue, conduise l’œuvre vers une fin en forme de solennel feu d’artifice sonore et formel, tout double fugue, grandes orgues, et fanfares déployées. Saint-Saëns savait que sa Troisième symphonie signait la fin de sa contribution au genre, il était bien normal qu’il tînt à lui donner congé sur un éblouissant bouquet final.
Les dangers qui, dans ces deux œuvres, guettent les interprètes sont multiples et opposés ; pour simplifier, ils consistent à ne pas donner assez de poids au Quatrième concerto au risque de le transformer en joli objet banalement décoratif et à en conférer trop à la Troisième Symphonie qui se mue alors en pachyderme pompeux et poussif. Loin de tomber dans ces pièges, une des grandes satisfactions que procure ce nouvel enregistrement est un équilibre soigneusement pensé qui donne à chaque partition sa juste densité. Les Siècles, qui pratique indifféremment instruments modernes et anciens, a choisi de jouer ici sur ces derniers et confirme qu’il est une formation en progression constante. Sous la direction vive mais extrêmement attentive de François-Xavier Roth (photo ci-dessus), s’affranchissant de tout systématisme, l’orchestre délivre une sonorité aussi pleine et riche – mention particulière aux bois et aux cuivres, absolument splendides – que souple et légère, prouvant avec brio que contrôle du vibrato ne rime pas obligatoirement avec pauvreté expressive. Malgré une prise de son qui ne parvient pas toujours à s’affranchir des contraintes liées à des lieux d’enregistrement difficiles, l’articulation apparaît d’une grande netteté, les lignes sont clairement dessinées et différenciées (on entend enfin le piano dans la Symphonie n°3), tandis que la réactivité et la cohésion des musiciens forcent l’admiration. Les deux solistes sont également excellents. Dans la Troisième symphonie, Daniel Roth à l’orgue se montre à la fois un enlumineur délicat (Poco adagio) et un puissant peintre à fresque (dernier mouvement), tandis que Jean-François Heisser fait sonner, dans le Quatrième concerto, son magnifique piano Érard avec des trésors de raffinement et de subtilité, mêlant, avec beaucoup d’intelligence, élégance, émotion, et humour. Toutes ces remarquables individualités sont soudées dans un même élan par François-Xavier Roth, qui fait s’exprimer le meilleur des deux partitions avec un enthousiasme qui gagne l’auditeur. Jamais univoque, d’une grande probité, sa vision respecte les œuvres jusque dans leurs excès, se révélant aussi efficace dans la valorisation des contrastes et des dynamiques que dans sa capacité à offrir tout l’espace nécessaire aux mouvements plus introspectifs pour qu’ils puissent exprimer la poésie dont ils sont empreints. Une belle réussite dont musiciens et compositeur sortent indubitablement grandis.
En dépit des grands noms qui s’attachent à la Symphonie n°3 (Paray, Munch, Martinon, entre autres), je vous recommande très chaleureusement ce disque signé, de main de maître, par Les Siècles. Outre le plaisir d’écoute qu’il procure – je vous conseille d’ailleurs de commencer la vôtre par le Concerto –, il ouvre des perspectives aussi fascinantes que réjouissantes sur l’interprétation de la musique française de la seconde moitié du XIXe siècle, en en renouvelant l’approche avec un indiscutable brio. On espère maintenant que cette initiative ne restera pas sans lendemain et que François-Xavier Roth se verra encore offrir la possibilité d’aborder de nouvelles œuvres de Saint-Saëns ou d’autres compositeurs, sur lesquelles il me semble qu’il a des choses passionnantes à nous faire entendre.
Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Symphonie n°3 en ut mineur « avec orgue », opus 78, Concerto pour piano n°4 en ut mineur, opus 44.
Daniel Roth, orgue Cavaillé-Coll, 1862, de l’Église Saint-Sulpice, Paris
Jean-François Heisser, piano Érard, 1874
Les Siècles
François-Xavier Roth, direction
1 CD [durée totale : 61’22”] Musicales Actes Sud (distribution Harmonia Mundi) ASM 04. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Concerto pour piano n°4 : Allegro vivace
2. Symphonie n°3 : Adagio – Allegro moderato
Illustrations complémentaires :
Eugène Pirou (Paris, 1841-1909), Camille Saint-Saëns, c.1880. Photographie, 16,5 x 11 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.
Gaspard-Félix Tournachon, dit Nadar (Paris, 1820-1910), Franz Liszt, mars 1886.