Dans le dossier de l’exploitation des gaz de schiste, les représentants de l’industrie pétrolière et gazière, dont André Caillé, ainsi que le gouvernement du Québec avec la vice-première ministre, Nathalie Normandeau, ne désirent en aucune manière un moratoire sur l’exploitation gazière afin de mettre un terme au schisme sur le sujet. Le gouvernement ainsi qu’André Caillé souhaitent tout simplement poursuivre l’exploitation déjà en marche des gaz de schiste. Ils ne désirent pas connaître la vérité à ce sujet. Leur défense de l’industrie gazière constitue un exemple éloquent de ce que le philosophe américain, Harry G. Frankfurt, a qualifié de «baratin» (bullshit). Le gouvernement du Québec et l’industrie gazière ne se soucient guère de la vérité, voire même de la cacher. Ce n’est pas là leur intention. En ce sens, ce ne sont pas tant des menteurs que des baratineurs (bullshitters). N’allons donc pas condamner Nathalie Normandeau ainsi qu'André Caillé de fieffés menteurs puisque qu’ils restent très sincères dans leur conviction. Leur intention n’est pas de mentir, de dire le faux ; fort sincères, ils souhaitent lever tous les obstacles entravant le développement de l’industrie des gaz de schiste, développement qui est présenté comme un train en marche qui ne peut s’arrêter. Il est vrai que le développement de cette industrie à le vent dans les voiles. Le gouvernement Charest et Caillé ne nous mentent pas à cet égard. Ils bluffent cependant en nous laissant croire que puisque c’est ainsi, à savoir que le train de l’exploration gazière est en marche à la vitesse grand V, il est parfaitement aberrant de l’arrêter dans sa course.
Le débat que nous connaissons au Québec à propos de l’exploitation des gaz de schiste ne serait, selon Frankfurt, que la pointe de l’iceberg laissant entrevoir la culture «libérale» du baratin où la sincérité a remplacé la vérité. Dans son fameux essai De l’art de dire des conneries (On Bullshit), Frankfurt écrit :
La prolifération contemporaine du baratin (bullshit) a des sources encore plus profondes dans les diverses formes de scepticisme qui nient toute possibilité d’accéder à une réalité objective et par conséquent de connaître la nature véritable des choses. Ces doctrines «antiréalistes» sapent notre confiance dans la valeur des efforts désintéressés pour distinguer le vrai du faux, et même dans l’intelligibilité de la notion de recherche objective. Cette perte de confiance a entraîné un abandon de la discipline nécessaire à toute personne désireuse de se consacrer à l’idéal d’exactitude, au profit d’une autre sorte de discipline : celle que requiert l’idéal alternatif de sincérité. Au lieu d’essayer de parvenir à une représentation exacte du monde, l’individu s’efforce de donner une représentation honnête de lui-même. Convaincu que la réalité ne possède pas de nature inhérente, qu’il pourrait espérer identifier comme la véritable essence des choses, il tente d’être fidèle à sa propre nature. C’est comme si, partant du principe qu’être fidèle à la réalité n’a aucun sens, il décidait d’essayer d’être fidèle à lui-même… La sincérité, par conséquent, c’est du baratin (bullshit). (1)
Le baratin, assure Frankfurt, est distinct du simple mensonge. Le baratineur (bullshitter) ne cherche pas tant à dire le faux, bien qu'il ne vise pas non plus le vrai. En fait, le baratin constitue une espèce particulière de mensonge, même si ce n’est pas à proprement parler un mensonge en bonne et du forme. Comme on l’a vu tantôt, le gouvernement du Québec et André Caillé ne soucient pas de dire la vérité, mais ils ne mentent pas pour autant.
Quelle est donc alors la différence entre le menteur et le baratineur? Un peu plus loin dans son essai, Frankfurt établit la distinction entre le menteur (liar) et le baratineur (bullschitter) :
... le menteur dissimule ses manœuvres pour nous empêcher d’appréhender correctement la réalité : nous devons ignorer qu’il tente de nous faire avaler des informations qu’il considère comme fausses. Au contraire, le baratineur dissimule le fait qu’il accorde peu d’importance à la véracité de ses déclarations : nous ne devons pas deviner que son but ne consiste ni à dire des vérités ni à les cacher. (2)
Examinons un exemple sérieux de baratin qui a fait l’actualité internationale il y a quelques années déjà. À strictement parler, lorsque George W. Bush déclara que le régime de Saddam Hussein produisait des armes de destruction massive, il ne mentait pas; cependant, il baratinait (ou déconnait). Son objectif n’était pas de cacher la vérité, il n’était donc pas menteur; son but était d’envahir l’Irak, que celle-ci recèle ou non des armes de destructions massives. Nous savons à présent que l’Irak ne détenait pas de telles armes. L’administration Bush a par la suite rétorqué que, de toute façon, l’Amérique devait envahir l’Irak afin d’y chasser le dictateur et instaurer la démocratie. Bush était sincère au départ de sa croisade contre l’Irak ; il croyait que l’Irak détenait des armes de destructions massives. Cependant, il ne disposait pas de preuves formelles, indubitables, à ce chapitre, ce qui lui importait peu ou prou. Bush se servit de ce prétexte pour envahir l’Irak. D’après l’analyse de Frankfurt, nous devrions dire que le président des États-Unis déconnait assurément, mais ne mentait pas.
Frankfurt remarque entre autres choses que le baratin repose sur le bluff ou le trucage. Bush bluffa à partir de quelques minces indices laissant croire qu’il avait raison de vouloir envahir l’Irak. On se souviendra du 5 février 2003 où, devant le Conseil de Sécurité de l'ONU, Colin Powell, alors Secrétaire d’État des États-Unis, donna des preuves fort controversées sur l'existence d'armes de destruction massive en Irak. Il exprimera deux ans plus tard son amertume: interrogé sur ABC, il expliqua que cette prestation, en grande partie basée sur des faussetés, entache désormais sa carrière. Si Colin Powell a menti, Bush de son côté déconnait ou baratinait. En somme, Powell a récolté tout l’odieux du baratin de son patron. Lorsqu’on confronte le baratineur à la vérité, son masque tombe et, de simple baratineur, il devient menteur.
Donnons un dernier exemple de baratin. Considérons le slogan publicitaire du magasin Canadian Tire : «Pour les jours comme aujourd’hui». La publicité ne ment pas, car on doit entendre «aujourd’hui» comme étant n’importe quel jour, n’importe quel jour de la semaine ; il est toujours bon de consommer en somme. La publicité comporte évidemment un trucage mais pas dans l’intention de mentir ou de cacher la vérité. L’intention du slogan est de nous faire croire que c’est toujours le moment désigné pour consommer ; que si le consommateur a quelques hésitations à cet égard, elles doivent se dissiper puisqu’une sorte de configuration stellaire est actuellement propice à l’achat.
Cette culture du baratin, omniprésente, procède de la sincérité laquelle est devenue, dans nos sociétés libérales, l’héritière par défaut de la vérité. La société libérale ne cultive pas tant le mensonge que le baratin. Les discours ronflants faisant l’éloge des droits de la personne, de la primauté de la personne contre la collectivité, de la tolérance, du respect de soi et des autres, constituent le baratin libéral courant.
Qu’il me soit permis d’évoquer un seul exemple de baratin libéral, celui du nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse (ECR), mis en place depuis septembre 2008. On n’a pas, en effet, de plus bel exemple illustrant le baratin de la culture libérale qui brille par sa démission devant la vérité et dont la marque de commerce est celle d’un souci inversement immodeste pour la sincérité.
Au nom du respect de soi et des autres, la vérité ainsi que sa recherche sont exclues du programme ECR. Ce que l’on recherche à faire dans ce programme, c’est d’amener l’élève à identifier ses valeurs et ses croyances et à reconnaître celles des autres. En somme, l’élève doit se respecter tout en respectant les autres, le pari étant que l’on pourra de la sorte assurer le bien commun, le vivre-ensemble, la coexistence pacifique. Pas le bien vivre-ensemble et le bonheur qui l’accompagne, puisque le bonheur est l’affaire privé de chacun. Or, cet objectif central d’ECR repose sur la prémisse centrale libérale de la sincérité à l’égard de soi, de ses valeurs et de ses croyances, la vérité étant exclue du processus. Ce qui compte, en bout de piste, c’est la sincérité, l’adhésion, la fidélité à celui ou celle que l’on est. C’est pour ainsi dire le Connais-toi toi-même socratique déchargé de l’éprouvante épreuve de la vérité. La seule exigence, c’est que celui ou celle que l’on est en toute sincérité et authenticité doive respecter ce que les autres sont. Voilà l’idéal libéral où la sincérité joue un rôle central. Or, tant qu’on ne passe pas par le test de la vérité, l’idéal libéral reste du baratin.
André Caillé et Nathalie Normandeau ont le droit de croire en toute sincérité au développement de l’industrie gazière du schiste, tout comme les citoyens ont le droit de penser sincèrement que cette industrie va à l’encontre des valeurs de sécurité des gens et du respect de l’environnement. Voilà l’idéal libéral de la sincérité à l’œuvre. Or, sans un moratoire sur la question de l’exploration des gaz de schiste, tout ce débat n’est que du baratin libéral.
Si, comme l’écrit Frankfurt, «le baratineur dissimule le fait qu’il accorde peu d’importance à la véracité de ses déclarations : nous ne devons pas deviner que son but ne consiste ni à dire des vérités ni à les cacher», le baratineur libéral, au fond, croit posséder la vérité, tout en faisant silence sur elle. À ma connaissance, c’est le baratin le plus sordide et le plus dangereux qui soit.
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Notes
(1) Harry G. Frankfurt, De l’art de dire des conneries, 10/18, p. 73 à 75. Publié à l’origine dans la revue Raritan en 1986, l’essai fut reproduit par la suite dans une anthologie des essais philosophiques de l’auteur intitulée, The Importance of What We Care About (Cambridge University Press, 1988). Puis, sous l’instigation de l’éditeur, le texte paru seul dans un livre en format de poche en 2005. Une traduction française fut immédiatement entreprise sous le titre De l’art de dire des conneries et fut publié aux Éditions 10/18 un an plus tard.
(2) Ibid., p. 64-65.