Boeuf volé Complainte que chantait le bœuf à l’âne (Armand Lanoux)

Par Arbrealettres


Boeuf volé
Complainte que chantait le bœuf à l’âne

Moi je suis le boeuf. Je suis boeuf c’est vrai.
Un enfant a dit un jour Maman regarde le boeuf
J’ai su que j’étais boeuf.
Je suis intelligent comme un boeuf.
C’est confortable d’être boeuf.
On est à l’aise dans une grande peau.
Je ne suis pas mécontent d’être boeuf.
On tient sur ses quatre pattes
et on n’a qu’à baisser la tête pour manger.

Parfois je rêve.
Je rêve en marchant
en marchant de long en large comme un gendarme
qui se promène.
Alors je rêve que je suis oiseau.
Ça doit être drôle d’être oiseau.
On a des plumes on a des ailes.
Un oiseau ça vole. C’est tout dire.

Une fois j’étais déjà boeuf
- mais pas autant que maintenant -
il y a très longtemps
il y a bien deux cents boeufs depuis
de père en fils
- s’il m’est permis de m’exprimer ainsi
mais il y a des secrets dans toutes les familles
bon j’étais déjà bœuf
et j’ai vu quelque chose de pas banal pour un boeuf.
Il faisait nuit. Il y avait une étoile qui jouait
comme une grosse mouche d’or
entre mes cornes.
Parfois je rêve.
Je rêve en mangeant.
Je rêve que je suis mouche.
Ce doit être drôle d’être mouche.
Une mouche ça vole c’est tout dire.
On peut embêter les bœufs.
Tandis que quand on est bœuf
on ne peut pas embêter les mouches.
Je suis intelligent.
Forcément je suis boeuf.

Il faisait nuit oui nuit nuit.
Je me promenais sur mes quatre pattes
une après l’autre.
J’ai vu une porte ouverte.
J’ai passé ma tête de boeuf.
Il y avait là une jeune femme brune
un homme et sa barbe
et un petit enfant.
Pourquoi je suis entré je ne sais pas.
Cela m’a fait comme si une voix ordonnait :
entre donc front de boeuf
une voix comme qui dirait d’un Grand Boeuf.

Parfois je rêve.
Je rêve en mangeant avec mes cinq estomacs.
Je rêve que je me promène dans le ciel.
Ça doit être drôle d’être étoile.
Une étoile ça vole c’est tout dire.
C’est bête les rêves.
Ça vous vient quand on a trop mangé d’herbe
à boeuf
ou de trèfle
ou de luzerne
ou de simples.

Je me souviens bien. J’ai une mémoire de bœuf.
J’étais déjà bœuf et j’étais entré dans la crèche
et là il y avait un enfant nu.
C’est petit tout petit
petit comme une tête de boeuf
un enfant nu.
C’est rose un enfant nu.
C’est une rose.
C’est plus nu qu’un poussin qui sort de l’oeuf
plus nu qu’un colchique d’automne
quand ça a froid.

Parfois je rêve.
Je rêve entre mes cornes.
Chacun sait que j’ai l’air songeur.
Je rêve que je suis oeuf.
J’éclate en petits morceaux
blancs et je sors de l’oeuf
boeuf
avec mes quatre pattes
ma queue qui balance
et mes cornes qui avancent
quand je fais semblant
de n’être pas content.

Je me souviens. Moi bon boeuf
couleur des colchiques.
Je baisse la tête vers l’enfant
et je souffle. Comme un boeuf:
bien doucement.

vois l’enfant je
Parfois je rêve.
Je rêve que je suis souffle.
Je flotte dans l’air du soir
au-dessus de la mare
à la hauteur des peupliers
et du rouge soleil couché.
Alors je fais meuh.
Les enfants de l’école
qui cassent du bois
pour le premier feu
disent entre eux :
c’est le bœuf
Ils ne se trompent pas :
je suis le boeuf.

Mais je me souviens. J’ai soufflé tendrement
sur l’enfant
comme un bon boeuf
veuf
et l’enfant a ri.
Et la mère a souri.
Et le père a dit :
Marie.

Moi je suis le boeuf dont la tête brille en or
sur la boutique rouge du boucher
- et qui se demande bien pourquoi
parfois.

(Armand Lanoux)


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