Lentement, désespéremment lentement, le reste des gravats qui encombraient la partie inférieure de la porte fut déblayé. L'instant décisif était arrivé. Les mains tremblantes, je pratiquai une petite ouverture dans le coin supérieur gauche. J'y introduisis une tige de fer qui ne rencontra que le vide. Puis je plaçai une bougie devant l'ouverture, pour m'assurer qu'il n'y avait pas d'émanations dangereuses, élargis le trou - et regardai.
Anxieux, lord Carnarvon, lady Evelyn et Callender se tenaient près de moi. D'abord, je ne vis rien ; l'air chaud qui s'échappait de la chambre faisait clignoter la flamme de la bougie. Puis, à mesure que mes yeux s'accoutumaient à l'obscurité, des formes se dessinèrent lentement : d'étranges animaux, des statues, et, partout le scintillement de l'or.
Pendant quelques secondes - qui durent sembler une éternité à mes compagnons - je restai muet de stupeur. Et, lorsque lord Carnarvon demanda enfin : "Vous voyez quelque chose ?", je ne pus que répondre : "Oui, des merveilles !"
Alors, j'élargis encore l'ouverture pour que nous puissions voir tous les deux.
Howard Carter
Après avoir de nombreuses fois au cours de leur exploration du site d'Abousir vérifié la triste efficience des profanateurs de nécropoles, quelle ne fut pas l'heureux étonnement des archéologues tchèques s'intéressant au complexe funéraire d'Iufaa devant lequel, souvenez-vous amis lecteurs, je vous avais à nouveau fixé rendez-vous, de constater - là réside la surprise que je vous annonçais samedi dernier, vous vous en étiez très probablement doutés -, que la chambre sépulcrale de cet administrateur palatial qu'ils atteignirent en 1998 se présentait apparemment sans trace de pillage.
Même si l'égyptologue tchèque Miroslav Barta avance qu'il s'agit de la première chambre funéraire découverte intacte depuis celle de l'hypogée de Toutankhamon par Howard Carter, en 1923, il semblerait qu'il faille remonter moins loin dans le passé pour rencontrer une autre sépulture, d'époque saïte de surcroît, donc fort semblable à celle-ci, également inviolée : il s'agit de celle d'un certain Imentefnakht mise au jour en 1941 par Zaky Y. Saad, à Saqqarah, au sud de la pyramide d'Ouserkaf.
Que ce soit l'une ou l'autre, peu importe me semble-t-il, et ne doit en cette matière être prise en bonne considération, archéologiquement parlant, que l' "exceptionnalité" de l'événement.
(J'en suis conscient, amis lecteurs, le terme n'existe pas, je l'ai forgé de toute pièce parce qu'il correspondait parfaitement à mon attente : pourquoi pas un Petit Richard après le Petit Robert ???)
Nonobstant, ils n'entonnèrent pas démesurément le péan de la victoire dans la mesure
où, certes épargnée par les pillards, la sépulture avait subi quelques dégradations manifestes inhérentes à l'humidité parce que creusée au niveau des eaux phréatiques.
Mais comment, in situ, les membres de l'équipe de fouilles tchèque arrivèrent-ils à cette conviction de tombe non profanée ?
Reprenons chronologiquement, voulez-vous, et avec force détails, les étapes de leurs travaux.
Souvenez-vous, je vous avais expliqué que tout au fond du large puits principal du complexe funéraire, ils avaient rencontré, creusée à 22 mètres en dessous du niveau du sol désertique du cimetière saïte de la nécropole d'Abousir, orientée d'est en ouest, la chambre sépulcrale d'Iufaa, relativement petite puisqu'elle ne mesurait que 4, 90 mètres de long et 3, 30 de large et qui avait indubitablement été agencée pour évoquer la forme générale d'un sarcophage géant, aux extrémités relevées et au couvercle, le plafond de la pièce en réalité, voûté, bombé.
Manifestement, elle avait été réalisée après l'inhumation du défunt dans la mesure où sa propre bière présentait les dimensions non négligeables de 3, 80 mètres de longueur et 2, 30 de largeur ; ce qui, si vous calculez comme moi, ne laissait de chaque côté de ses parois qu'un espace d'une cinquantaine de centimètres de large, sur lequel j'aurai un prochain samedi bien des choses à révéler. Impossible donc dans un environnement aussi restreint de se mouvoir aisément pour introduire un monument funéraire d'un tel volume.
Les murs de la chambre, en calcaire de qualité très inégale, étaient entièrement recouverts, la voûte mise à part, de textes hiéroglyphiques ressortissant au domaine religieux aux fins d'assurer au défunt un avenir post mortem le plus protecteur qui soit. Les égyptologues constatèrent très vite que, dans l'ensemble légèrement gravés, certains passages, notamment sur le mur ouest, n'avaient bizarrement pas été traités et étaient restés à l'état d'ébauche, c'est-à-dire préparés à la peinture rouge, - la couleur de l'esquisse chez les scribes égyptiens, alors que dans notre monde contemporain, elle serait plutôt celle de la correction d'un travail.
Quant à la raison de cette différence, elle doit probablement être inhérente au fait
qu'Iufaa décéda relativement jeune : en effet, les scientifiques qui ont analysé les ossements de sa momie estiment qu'il ne vécut qu'une petite trentaine d'années, voire tout au plus 35 ... De
sorte que ceux qui avaient entamé l'élaboration de sa maison d'éternité n'eurent manifestement pas le temps d'en terminer la "décoration" avant les funérailles.
Dans cet espace exigu reposait un sarcophage rectangulaire constitué de deux imposants blocs de calcaire blanc. Tout de suite, c'est avec bonheur que Ladislav Bares qui dirigeait l'équipe de fouilles de l'Institut tchèque d'égyptologie nota que les parois externes de la cuve étaient couvertes de signes hiéroglyphiques et de scènes figurées, tout comme les murs de la petite chambre d'ailleurs, mais moins profondément incisés pour les textes et en quantité plus limitée pour les figurations : aux épigraphistes l'importante tâche d'à présent traduire tout ce corpus dont Iufaa, administrateur du palais d'Amasis, le pénultième souverain de cette XXVIème dynastie qui bientôt s'éteindrait sous les coups de butoir de la soldatesque perse de Cambyse II, avait cru bon de préventivement s'entourer.
Pour l'heure, il ne restait plus qu'à ouvrir le sarcophage pour accéder à sa momie ...
Est-il vraiment besoin d'insister ? Soulever cet énorme couvercle nécessita une énergie hors du commun : différents crics, mécaniques et hydrauliques, furent notamment requis.
Il ne pesait pas moins de 24 tonnes à lui seul !
Toutefois, au préalable, il fallut briser le plâtre qui le scellait encore à la cuve proprement dite. Progressivement, des coins de bois furent encastrés les uns après les autres dans le minuscule espace que le descellement dégageait jusqu'à ce que, dans l'interstice devenu suffisamment large, il fut possible d'insérer des blocs de bois. Le procédé fut ainsi maintes fois renouvelé sur tout le pourtour, de manière que l'énorme dalle soit enfin surélevée d'environ un mètre. C'est alors seulement que dans l'espace libéré ainsi obtenu furent introduites quatre considérables poutres de bois de 7, 50 m de long et de 31 centimètres de section sur lesquelles, grâce à deux crics mécaniques, le lourd couvercle de calcaire blanc fut poussé jusqu'à une plate-forme de pierre et de sable aménagée à cet effet au-delà du mur nord de la tombe.
Avez-vous été attentifs à mes propos, amis lecteurs ? Briser le plâtre qui scellait encore le couvercle à la cuve, ai-je ci-avant énoncé. Qu'est-ce que cela signifie exactement pour vous ?
- Un énorme travail de précision pour ne pas abîmer le monument.
- Certainement, Monsieur, je n'en disconviens pas. Mais encore ?
- ...
- Oui, Madame ... Vous me dites ?
Ne craignez pas de vous exprimer devant tous nos amis ici réunis. Parlez un peu plus fort, voulez-vous ?
- S'il fallut dessouder couvercle et cuve, cela signifie peut-être que le sarcophage n'a jamais été profané par des pilleurs de tombes.
- Et pourquoi : peut-être, Madame ?
Vous avez parfaitement raison : le monument funéraire fut bien retrouvé intact par les archéologues !
Vous souvenez-vous que, tout à l'heure, nous nous étions interrogés sur la raison pour laquelle, pratiquement dès le départ, ils avaient été persuadés d'entrer dans une tombe inviolée ?
Parmi les différentes propositions de réponses que bientôt nous rencontrerons, vous venez d'en donner une, Madame, et de taille.
L'immense bloc de calcaire d'un mètre d'épaisseur dégagé, apparut l'intérieur de la cuve du sarcophage proprement dit : il suffit alors aux archéologues tchèques de se pencher au-dessus de cet espace anthropomorphe d'1, 40 mètre de haut pour enfin admirer la momie d'Iufaa.
Que nenni !! Rappelez-vous la semaine dernière : avec les membres de l'équipe tchèque qui nous avaient exceptionnellement admis à leurs côtés, nous avions constaté, après avoir admiré les premiers centimètres de textes hiéroglyphiques peints de couleurs noire, rouge, bleue, brune, verte et jaune et remarquablement conservés décorant la partie supérieure de la paroi interne de l'imposante cavité
que nécessité s'imposait de préalablement dégager les gravats de briques crues partiellement concassées qui encombraient l'intérieur avant de pouvoir saluer le corps momifié d'Iufaa.
Il était patent que l'interrogation se lisait dans les yeux des fouilleurs : pourquoi de semblables déchets avaient-ils été là déposés ? Car d'évidence, leur présence n'était manifestement pas le produit du hasard. Ils eussent été retrouvés sur la voûte de la chambre funéraire que cela eût pu être explicable : un quelconque éboulement dans le puits. Mais ici, sous le lourd couvercle de 24 tonnes ? Pour symboliser une inhumation à même le sol ? Ou, plus pragmatiquement, dans l'unique volonté d'absorber l'importante humidité des lieux sachant que rien n'était plus espéré, dans les conceptions funéraires égyptiennes, que la protection maximale d'un défunt ?
Quoi qu'il en soit de la réponse à apporter à ces interrogations, les membres de l'équipe de Ladislav Bares n'eurent de cesse de dégager tous ces débris. ... pour en découvrir d'autres, en dessous : il s'agissait cette fois de tessons de poteries rouges.
Là, l'intention était claire.
Vous souvenez-vous, amis lecteurs, de cette intervention d'avril dernier dans laquelle j'avais évoqué les moyens, magico-religieux, auxquels recouraient les prêtres ritualistes pour protéger les trépassés des éventuels ennemis de l'Egypte ? Dans le même ordre d'idée, à ces statuettes de prisonniers mains liées derrière le dos que je vous avais alors présentées, je me dois aujourd'hui d'ajouter le rite récurrent du "bris des vases rouges".
Mais de quoi s'agit-il au juste ?
D'après les recherches menées par l'égyptologue français Georges Posener sur certains fragments exposés à Berlin et sur des céramiques mises au jour dans une forteresse datant de la XIIème dynastie, à Mirgissa, près de la deuxième cataracte du Nil (actuelle frontière égypto-soudanaise), il appert que certaines pièces de vaisselle comme des bols, des écuelles et des petits vases essentiellement de teinte rouge sur lesquels étaient notés les noms des peuples hostiles aux terres nilotiques pouvaient être ainsi systématiquement brisés et inhumés avec un défunt.
Deux points sont ici à épingler : d'abord la couleur rouge qui, dans la riche symbolique égyptienne, fait prioritairement allusion aux déserts frontaliers et, subséquemment, aux ennemis du pays toujours susceptibes d'entraver un parcours vers l'Au-delà.
Ensuite, l'inscription : lors de nos rencontres, j'ai souvent attiré votre attention sur le fait que l'écriture égyptienne détenait une puissance créatrice telle que noter le nom d'un individu suffisait à le faire exister et, inversement, que le biffer ou, comme c'est ici le cas, le briser, signifiait le faire disparaître ou, à tout le moins, annihiler ses pouvoirs maléfiques.
Ce fut donc assurément un geste à connotation prophylactique que celui qui constitua de disposer des tessons de céramique rouge dans le sarcophage d'Iufaa.
Quand les membres de l'équipe de fouilleurs tchèques eurent enfin terminé ce long travail de dégagement, ce fut une nouvelle surprise qui les - qui nous attendit : lentement, au fur et à mesure de l'opération, sous nos yeux à tous apparaissaient une nouvelle merveille ...
Plus personne ne disait mot ... Je pense même avoir entrevu l'un ou l'autre essuyer une
larme furtive ...
Encore tout ébaubi par ce que nous venions de découvrir ensemble, l'esprit un peu confus par tant de splendeur, j'entendis nettement, rompant un silence qui me sembla démesurément long, comme s'approchant doucement de nous depuis le dessus du puits central du complexe funéraire, les dernières paroles d'une chanson de Brel :
Mais il est tard, Monsieur, il faut que je rentre chez moi ...
Gravissant tel un automate les marches de l'immense escalier aménagé dans le puits parallèle, j'eus encore la force de me répéter : ne pas oublier, ne pas oublier, ne pas ...
En me réveillant le lendemain matin, sur l'auto-collant apposé la veille contre le miroir de la salle de bains de mon hôtel au Caire, je reconnus mon écriture : "Ne pas oublier de mentionner notre rendez-vous du samedi 9 octobre prochain" ...
(Bares : 2005 ; Carter : 1978, 65-6 ; Posener : 1940 ; Saad : 1942, 382-91 ; Verner : 2002, 192-205)