Bien sûr, c'est un calcul politique. En déclarant que "la nationalité française doit pouvoir être retirée à toute personne d'origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie" d'une personne dépositaire de l'autorité publique, le président de la République cherchait évidemment à provoquer, pour tout à la fois mieux se repositionner comme le candidat "sans tabou" qu'il avait incarné pendant la présidentielle de 2007, tenter de séduire à nouveau l'électorat du Front national, occuper l'agenda médiatique pour éviter qu'on ne parle trop de l'affaire Bettencourt ou même de la réforme des retraites et, bien sûr, dissimuler son propre échec en matière de sécurité.
Mais à force de faire primer les arrière-pensées sur la pensée, on promeut des choix rétrogrades. Cette déclaration - qui conduit à distinguer entre elles des catégories de Français, certaines ayant dès lors plus de droits que d'autres - est en elle-même un crachat jeté à la face de notre Constitution, laquelle - faut-il le rappeler ? - est notre loi suprême. Celle-ci dispose en effet dans son article premier que la France "assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion". La Constitution n'est pas l'invention d'une gauche bien-pensante, angélique et déconnectée des réalités.
En fait, cette phrase figurait dès l'origine dans le texte constitutionnel élaboré par le pouvoir gaulliste en 1958. Ironie du sort, la Constitution prévoit elle-même que c'est le président de la République qui doit veiller à son respect - c'est même la première mission qu'elle lui confie. C'est dire si l'exercice du pouvoir par Nicolas Sarkozy est éloigné de la conception qu'en avaient les gaullistes...
Surtout, cette déclaration apparaît comme le paroxysme d'un mouvement, en cours depuis plusieurs années, de construction d'un ennemi intérieur. Ainsi la Sarkozie - car ce mouvement n'est heureusement pas nourri par l'ensemble de la droite - mobilise-t-elle tout à tour contre la figure de l'étranger - et désormais du Français d'origine étrangère -, du marginal (comme les gens du voyage), du jeune, du militant d'extrême gauche - qu'il soit "d'ultragauche" ou appartienne à "la mouvance anarcho-autonome", ces termes employés par le gouvernement et repris tels quels par le concert médiatique... Elle tente ainsi à la fois de s'exonérer de ses responsabilités et de couper court à tout débat sur la politique mise en oeuvre au nom de la sécurité.
L'ennemi intérieur permet en effet de militariser la politique de sécurité, d'en faire une guerre. Il ne faut donc pas s'étonner que Nicolas Sarkozy déclare régulièrement la guerre aux délinquants (la dernière fois à Grenoble). Car la politique qu'il promeut évoque davantage des opérations de contre-guérilla que la protection des biens et des personnes dans un Etat pacifié.
Exit la police de proximité, et le travail en amont mené par la gendarmerie, désormais en voie de fusion-absorption par la police nationale. Dépassé, le respect des grands principes du droit tels que la présomption d'innocence - qui a, il est vrai, le tort de figurer dans un texte aussi daté que la Déclaration des droits de l'homme - puisque désormais le président - pourtant "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire", selon cet autre texte, aujourd'hui dépassé, qu'est la Constitution - et même son ministre de l'intérieur, s'autorisent à désigner des coupables ou présumés tels.
Place donc, au nom de l'efficacité, aux "opérations coups de poing", aux "déploiements de force", où on envoie des dizaines de policiers procéder à quelques interpellations, avec menottage au sol et fouille au corps, dont la suite importe peu. Place au survol des quartiers sensibles en hélicoptère, pour être sûr d'éviter tout contact avec la population. Place à la vidéosurveillance, rebaptisée vidéoprotection pour tenter de masquer que le premier résultat de cette politique n'est pas tant le renforcement de la protection que de la surveillance de la population.
A bien y regarder, cette construction d'un ennemi intérieur apparaît comme le rouage central d'une mécanique de destruction de ce qui constitue - comme le précise l'article premier de la Constitution, encore lui - la devise de notre République : "Liberté, Egalité, Fraternité".
On savait déjà que la politique ultralibérale du gouvernement était marquée du sceau de l'inégalité - les baisses d'impôts au bénéfice des plus favorisés en étant la manifestation la plus visible. On voit que pour préserver cette politique de classe, le gouvernement est prêt à faire litière de la fraternité. Il n'hésite pas à désigner des boucs émissaires pour faire oublier aux Français que la politique qu'il mène, celle qui préfère s'accommoder de la déshérence des services collectifs plutôt que remettre l'égalité au coeur de la fiscalité, est au service d'un petit nombre de favorisés.
En d'autres termes, pour dissimuler le caractère minoritaire de sa politique économique et sociale, il tente d'imposer des lignes de clivage factices propres à le replacer dans une pseudo-majorité (les Français "de souche", adultes, sédentaires...) lui permettant de perpétuer sa politique inégalitaire.
Dernière étape dans la dissolution du coeur de notre République, la création de cet ennemi de l'intérieur justifie la restriction des libertés individuelles (le droit de la guerre n'est pas le même que celui de la paix) et la multiplication des dispositifs de surveillance de la population.
Après tout, la sécurité ne serait-elle pas, comme nous le serinent à l'unisson et à longueur d'interviews les pontes de l'UMP, "la première des libertés" ? Non. Placer une liberté avant les autres, c'est accepter d'avance que celles-ci soient subordonnées à celle-là. En l'espèce, chacun doit se demander s'il est prêt à accepter, au nom de la poursuite forcément vaine d'une sécurité absolue, à renoncer à toute liberté d'aller et venir - après tout, "l'ennemi" aussi a besoin de se déplacer, et l'interdire à tout le monde l'affaiblit - ou de s'exprimer - l'ennemi a besoin de communiquer : interdire toutes les communications l'affaiblit.
Cela s'appelle l'état de siège. Bientôt l'Etat aura besoin d'insécurité pour légitimer la répression au lieu d'avoir besoin de quelque répression pour assurer la sécurité... On passe de l'Etat protecteur à la gouvernance par l'insécurité, celle qui rallie les citoyens par la peur en détruisant la liberté, l'égalité et la fraternité.
Bien sûr, on n'en est pas là ; il ne s'agit pas ici de s'opposer par principe à toute limitation de la liberté comme mesure de sauvegarde de la sécurité. Simplement, il est possible de dénoncer certains slogans qui inversent l'ordre des valeurs et sont d'autant plus redoutables qu'ils présentent l'apparence du "bon sens" ; il s'agit de préserver l'espace de débat nécessaire à l'application de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent, aux autres membres de la société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi."
Pour poursuivre sa politique ultralibérale, Nicolas Sarkozy a fait le choix de multiplier les espaces communs avec l'extrême droite. L'avenir dira si cette stratégie politique lui profitera, comme il le pense, ou si elle ne se retournera pas contre lui en crédibilisant les efforts désormais faits par le FN pour devenir "un parti comme les autres".
La gauche, et au-delà tous ceux qui sont attachés aux valeurs de la devise de notre République, n'a de toute façon pas d'autre choix que de s'opposer frontalement à cette stratégie. Cela implique d'afficher fièrement qu'elle n'est pas prête, elle, à sacrifier les libertés, à renoncer à la fraternité ou à oublier l'égalité au profit d'une sécurité qui n'est en réalité la première préoccupation que de ceux qui sont riches et choyés par le gouvernement pour ne pas avoir à craindre d'avoir un jour à affronter la pauvreté.
Jean-Pierre BALLIGAND
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