J'ai eu soudain envie, à travers la page Facebook de François Bon, de participer à la manifestation "les vases communicants" qui met en relation des blogueurs par couple et les invite à échanger sur des sujets d'intérêt commun lors du premier vendredi de chaque mois.
Nolwenn Euzen, qui tient un beau blog de poésie contemporaine que je vous invite à découvrir (http://nolwenn.euzen.over-blog.com/), m'a proposé un échange sur le thème du rapport entre politique et poésie.
Cela forme, me semble-t-il, un angle de correspondance très juste entre nos deux blogs - deux passions mêlées qui sont aussi des recherches en mouvement et dont, ainsi qu'elle le suggère, les frontières sont sans doute moins claires qu'il n'y paraît au premier abord.
Je me réjouis de cette conversation. Voici son texte (et mes réponses, plus bas) :
Questions ouvertes à Olivier Beaunay pour les « vases communicants » du 1er octobre
J’ai envie d’ancrer cette belle idée des « vases communicants » entre objets numériques, et précisément ici, de votre blog au mien et réciproquement, dans votre appréciation du rapport entre poésie et politique.
«Voilà, au fond, c'est cela, que j'ai tenté de contrecarrer pendant vingt ans et qui est pourtant simple : il y a une supériorité de la poésie sur la politique » dites-vous, à la manière d’un aveu, c’est l’autre qui l’emporte sur votre terrain familier, le politique.
De mon côté, de mon activité dans le champ poétique, je réclame à la poésie son impact politique. J’en fais ma désillusion, mon impuissance. Elle n’est jamais assez réelle, jamais assez insérée dans la production concrète de moyens de se faire ensemble. C’est le politique qui domine in fine. Le politique «de recherche», non la scène politique.
Nous partageons un repère fort en commun, qui est une charnière, et une écriture, entre ces domaines, poésie et politique, c’est Jacques Rancière. "Le partage du sensible, c'est la configuration de ce qui est donné, de ce qu'on peut ressentir, des noms et des modes de signification qu'on peut donner aux choses, de la manière dont un espace est peuplé, des capacités que manifestent les corps qui l'occupent. La littérature fait de la politique en bouleversant la configuration de cet espace et en donnant à ces corps des puissances nouvelles" rapportez-vous de ses propos.
J’entends là surtout que le peuplement du sensible est un acte de configuration, le visage intensif de ce qui nous entoure. Cette force de relèvement, capacité à ne pas nous oublier dans nos formats, est le politique au sens primordial du vivre ensemble.
NE : J’ai envie de vous interroger sur les expériences qui ont été déterminantes pour vous dans votre rencontre de la nécessité politique et votre élection poétique. A quel moment, quel endroit, est-ce que l’un des domaines appelle l’autre et selon quelle limite, quelle attente ? Est-ce que ces champs cohabitent et grâce à quelles liaisons ou entrent en conflit et selon quelles lignes de rupture ?
OB : "Du côté de la littérature, il y la figure de Sartre. Du côté de la politique, il y a celle de Rocard. Le passage de l'un à l'autre se fait vers la fin du lycée, au milieu des années 80. La littérature, la poésie est première comme refus de la platitude, de l'ennui et de la mort, comme tentative d'enchantement du monde, mais la philosophie paternelle me conduit indirectement à challenger cette passion sous l'angle de la catégorie de l'utile. Au lieu d'une orientation vers les affaires, c'est la passion pour la politique qui vient. Je découvre pourtant que je ne suis pas fait pour travailler dans l'administration (le modèle du diplomate-écrivain, malgré une tradition riche, me paraît à la fois vain et grotesque tant la nullité du système diplomatique français est vaste), j'enseigne les sciences sociales et les relations internationales et je très vite passe à l'industrie. C'est paradoxalement aux Etats-Unis, quelques années plus tard, que reviennent simultanément le goût de l'écriture et celui de la politique - en quoi mon expérience américaine, malgré l'industrie de nouveau, et Harvard, reste singulière en ce qu'elle autant un champ de découvertes et de remise en cause que de production.
Au-delà des méandres de la chronologie qui, au fond, importent assez peu ici, les deux me semblent nécessaires : la catégorie du "politique" (qui englobe, dans mon expérience, celle de l'industrie sous l'angle de l'action), parce qu'elle permet de faire, elle est une confrontation au réel, une tentative, une expérience de transformation concrète ; et celle de l'écriture parce qu'il y a cette certitude que, si une réussite professionnelle peut éventuellement apporter un peu de satisfaction et de reconnaissance, elle ne permet pas de laisser une trace plus profonde. C'est l'opposition de Arendt entre le travail et l'oeuvre, si l'on veut. Sauf qu'en réalité, ce sont pour moi deux dimensions intimement mêlées, qui font que je passe une bonne partie de mon temps à faire l'une quand je fais l'autre selon un bricolage qui, par miracle, fonctionne très bien (c'est un déséquilibre qui génère sa dynamique personnelle propre). Par exemple, travaillant pour l'industrie, j'ai participé à un polar minier extraordinaire à l'autre bout du monde et chroniqué pendant plusieurs années un certain nombre d'aspects de la vie locale. Inversement, mon premier livre a fait "oeuvre utile" en se portant sur les questions de recrutement et de gestion de carrière.
A Harvard, Michael Watkins enseigne que nombre de comportements managériaux s'ordonnent autour de deux figures principales : le gestionnaire et le héros. Cette opposition transcende à mes yeux celle du faire (la politique) et du dire (la littérature) dans la recherche d'une dimension épique et, à certains égards, picaresque de la vie qui englobe nécessairement ces deux dimensions (d'où aussi mon intérêt pour Tjibaou et la Nouvelle-Calédonie). Ce n'est pas seulement que dire, c'est faire, c'est aussi que faire, c'est toujours un peu dire aussi : inspirer, partager, transmettre. Préparer de futurs récits. C'est cela : la politique (l'action) comme matière d'un récit à bâtir. Je note d'ailleurs que "poïesis" veut dire "faire" en grec ancien, et je note également que les deux se répondent parce que les deux sont anormaux : ce sont des brèches qui révèlent un état d'insatisfaction avec le monde tel qu'il est et une tentative, folle quand on y pense et très occidentale en ce sens, de l'infléchir ou de le changer, d'une façon ou d'une autre."
NE : Enfin, j’aime particulièrement dans vos analyses, la manière dont vous conjuguez une écriture d’élucidation critique et une souplesse, sensible dans votre style et votre progression argumentaire. Quelques prises avec lesquelles je fais contact spontanément : « empathie chaleureuse de la fraternité ordinaire », « philosophie de la blessure », « restaurer la fragilité de la parole sur la primauté du bruit »... Comment conciliez-vous théorie et fragilité ?
OB : " Ce que vous dites (au-delà du compliment) est juste. Je veux dire qu'il s'agit moins pour moi d'enfermer le monde dans des catégories que de mener une sorte de recherche personnelle vivante en risquant des mises en relation, des décadrages, des mélanges. Voilà qui réconcilie la science et la poésie : toute théorie est, par définition, fragile et faite pour être contestée, dépassée, battue en brèche pour sortir de la gangue que seraient un monde, des relations, des trajectoires figés, sans imagination ni liberté. Ce qui finissait par manquer ces derniers temps dans cette affaire, c'était la dimension d'un authentique dialogue. Merci de l'avoir réintroduit aujourd'hui ! "