Avec sa réalisation pour l’époque résolument novatrice, son réalisme à l’immersion jusque-là jamais vue, son gameplay bien souvent qualifié de révolutionnaire et son intrigue hors norme, Half-Life est devenu d’emblée un classique du jeu vidéo. Porté aux nues par la presse spécialisée, admiré par d’innombrables joueurs dans le monde entier, soutenu par une communauté toujours croissante de modeurs, ce titre a vite atteint le stade d’œuvre culte, de classique incontournable, de summum du genre FPS. Une légende était née, qui devait marquer au fer rouge, et pour bien longtemps, le monde du jeu vidéo dans son intégralité.
Alors, pour me montrer le plus prosaïque possible, je dirais tout simplement que je trouve ce jeu chiant à en mourir.
Comprenons-nous bien : quand je lance un First Person Shooter, puisque c’est ce que signifie l’acronyme FPS aux dernières nouvelles, et bien, justement, c’est pour shooter, pas pour me prendre la tête pendant des heures à chercher l’interrupteur qui actionne un élévateur caché dans un coin sombre pour me rendre dans une pièce où je devrais résoudre un puzzle à la complexité inouïe afin d’obtenir l’accès à une salle où je ramasserais la clé qui me permettra d’ouvrir la porte menant à un couloir où je trouverais une bouche d’égout à travers laquelle je pourrais me faufiler pour errer des plombes entières dans un dédale de tuyaux avant d’aboutir – enfin – dans un endroit où je trouverais à peine quelques bestioles de merde à buter…
Quand un jeu me donne la possibilité de pointer un flingue sur des cibles, c’est pour m’en servir. Et c’est tout.
Encore une fois, comprenons-nous bien : je réalise tout à fait l’intérêt d’introduire quelque jeu « intellectuel » que ce soit dans un titre d’action, je regrette simplement que, dans le cas d’Half-Life, la réflexion prenne autant de place que ça. Si je veux réfléchir, je joue aux échecs, ou bien je lance un jeu de stratégie, voire un RPG ; mais pas un First Person Shooter – car ce n’est pas ce que j’y cherche. Pire : ça casse le rythme de la tuerie, celle-ci étant précisément ce que je cherche parce que je suis un gros bourrin et fier de l’être – autrement je jouerais à d’autres jeux. Ce genre de trucs m’ennuyaient déjà profondément dans Duke Nukem 3D, alors qu’ils y étaient assez ponctuels, ce n’est pas pour me farcir un jeu complet tout entier articulé autour de tels exercices.
Les fanboys argueront que je n’ai rien compris, comme s’il y avait quelque chose à comprendre dans un jeu vidéo. Ou bien que je suis trop conservateur, comme s’il y avait du progrès à pousser à l’extrême des caractéristiques déjà présentes dans d’autres titres alors que ceux-là avaient au moins le mérite de rester raisonnables et de ne pas trop tirer sur cette corde bien glissante – tout au plus peut-on voir dans ces puzzles une maniaquerie qui ne va pas sans évoquer une forme de névrose chez les développeurs ; j’y reviens plus loins. Ou encore que je suis contre la fusion des genres, mais encore faut-il ne pas tenter l’union inféconde de la carpe et du lapin – en d’autres termes, il faut savoir ce que l’on veut : un jeu de tir ou bien un jeu de réflexion, les deux n’allant pas forcément ensemble (1).
Bref, ce gameplay bien trop souvent qualifié de révolutionnaire a surtout des arrières-goûts de réchauffé.
Alors, on va évoquer les qualités du scénario. Mais il y a en tout et pour tout un seul retournement de situation et un seul coup de théâtre, ce qui est bien maigre – à moins qu’on ose la comparaison avec les œuvres classiques de la tragédie, ce qui en deviendrait ridicule. De plus, ce scénario s’avère en fin de compte bien moins complexe qu’obscur à force de ne pas donner de réponses aux questions qu’il pose, et si le mystérieux personnage croisé tout au long de l’aventure joue considérablement à poser une ambiance digne d’X-Files, il n’invente rien pour autant ; sans compter que ceux d’entre nous qui connaissent la fin de cette série TV savent bien ce qu’elle a eu de décevant : voilà ce qui arrive quand on commence une histoire sans savoir comment elle finira – et sur ce point, Half-Life ne trompe personne : cette conclusion qualifiée d’ouverte ne constitue jamais qu’un moyen comme un autre de noyer le poisson.
Cet engouement pour Half-Life s’explique selon moi par d’autres raisons.
La première concerne son artificialité. Les développeurs ont ici utilisé la vieille astuce bien connue de la complexité apparente, c’est-à-dire une forme obscure, ici dans tous les sens du terme, pour dissimuler la vacuité du fond. Car que ce soit sur le plan de la jouabilité comme celui de l’intrigue – du moins pour ceux d’entre vous qui pensent qu’un FPS mérite un tel qualificatif – Half-Life n’invente rien et au lieu de ça recycle tout, mais en poussant ce « tout » dans de tels retranchements, de telles extrémités qu’il en paraît nouveau – alors qu’il n’y a nul besoin d’y regarder de bien près pour comprendre ce qu’il y a de déjà vu. Half-Life est en réalité une vaste esbroufe qui répète sans cesse la même comptine, jusqu’au point d’en donner le tournis au joueur qui ne reconnaît même plus ce qu’il a pourtant déjà vu 100 fois – mais à une moindre échelle, ce qui explique une partie du succès de ce tour de prestidigitation.
La deuxième chose, plus insidieuse, concerne les personnalités des développeurs d’Half-Life, et même, sous certains aspects, celles des joueurs. Les uns comme les autres particulièrement friands de jeux vidéo, depuis toujours, ont tant vu leurs aînés, et surtout leurs parents, conspuer leur genre de prédilection qu’ils en ont développé une sorte de complexe : ces jeux qu’ils aimaient tant ne pouvaient être stupides à leurs yeux, surtout pas dans une civilisation qui tient en aussi haute estime les choses de l’esprit, et d’autant plus que ces jeunes-là n’étaient pas des imbéciles pour commencer. Seulement voilà : c’est un problème bien connu que les gamers sont rarement cultivés, ce qui n’a rien à voir avec l’intelligence, de sorte qu’ils ont souvent tendance à trouver géniales ou révolutionnaires des idées pourtant banales ou déjà vues depuis longtemps mais dont ils ignoraient l’existence, ce qui fausse bien sûr leur jugement. Et dans le cas qui nous occupe, Half-Life ne propose rien qui n’ait déjà été vu dans de simples casse-têtes – type de jeu pour le moins protéiforme et qui, s’il ne se renouvelle pas sur le fond, adopte sans cesse de nouvelles formes. Voilà comment, en proposant un semblant de réflexion, Half-Life passe pour un jeu intelligent et donc donne aux gamers une raison de s’énorgueillir de leur passion au lieu d’en avoir honte : en fait, ce n’est pas Half-Life que ses fans aiment, mais l’image d’eux-mêmes qu’il leur renvoie – celle qui leur permet d’effacer les remontrances du passé qu’ils trouvaient d’autant plus injustes qu’elles l’étaient effectivement, mais dont ils ont néanmoins conservé des cicatrices.
On retrouve un processus semblable dans cet engouement des développeurs de jeux vidéo à marcher sur les plate-bandes du cinéma. Il ne faut pas regarder bien loin pour comprendre qu’ils jalousent en réalité ce média dont les qualités intellectuelles et culturelles sont communément admises : en tentant de se l’accaparer, ils veulent en fait s’approprier sa légitimité intellectuelle afin d’effacer la réputation de passe-temps stupide dont souffre le jeu vidéo ; quant à la question « pourquoi le cinéma ? » : parce que c’est le seul média proposant des qualités visuelles et sonores comparables à celles du jeu vidéo, le seul qu’on puisse y transposer sans trop d’efforts. Mais il n’y a rien de glorieux à décliner sur un autre support ce qui reste caractéristique d’un autre, surtout dans le domaine des jeux vidéo dont la jeunesse fait qu’il y a encore tout à y inventer ; seulement, voilà : il est plus simple de prendre aux autres les innovations qu’ils ont produites que de se creuser la tête à imaginer les siennes. En d’autres termes : il y a belle lurette que les game designers ont cessé de faire leur travail de concepteurs de jeux, ils se contentent de répéter les mêmes choses en espérant que ça ne se verra pas trop sous le clinquant des innovations des moteurs de rendu…
Si Half-Life reste un jeu malgré tout honnête, il demeure bien loin de la révolution claironnée sur tous les toits par des gens peut-être un peu trop enthousiastes ou bien qui ne connaissaient pas forcément leur affaire aussi bien que ce qu’ils le croyaient. Ce titre propose néanmoins une expérience unique dans son extrémité, tant et si bien qu’il est devenu une référence vers laquelle beaucoup de productions ont tenté de tendre avec plus ou moins de bonheur : dans ce sens, Half-Life a en effet permis une évolution du jeu vidéo et particulièrement du genre FPS, en lui offrant une nouvelle branche – celle des FPS dits « réalistes », en proposant des armes qu’il faut recharger, et même si ce qualificatif semble un peu exagéré en regard d’une telle « innovation » – mais les qualités en général mises en avant par les aficionados de cette production, elles, restent loin de s’être généralisées.
(1) et je sais bien que le distributeur Sierra est en grande partie responsable de ce choix des développeurs, mais ce n’est pas une raison pour porter le résultat final aux nues et attribuer à ce jeu des qualités qui ne sont pas les siennes.
Récompenses :
Plus de 50 magazines spécialisés, et tous hautement respectables dans leur domaine, ont attribué à ce titre le Prix du jeu de l’année, en 1998 comme en 1999 : il vous en faut davantage ?
Notes :
Outre un portage sur Playstation 2, avec tout ce qu’implique une telle opération d’adaptation d’un FPS conçu pour le PC sur une console de salon, Half-Life connut deux extensions, Opposing Force (1999) et Blue Shift (2001) : le premier vous permet de jouer un simple soldat et le second un agent de sécurité de Black Mesa ; développés par Gearbox Software, ces deux titres se déroulent durant les événements d’Half-Life, en parallèle de l’aventure que vit Gordon Freeman. Le portage sur PS2 eut lui aussi une extension, Decay (2001), également développée par Gearbox Software, qui est un jeu coopératif ; la version PC de ce titre, non officielle, existe sous forme d’un mod développé par des amateurs.
De nombreuses éditions et rééditions d’Half-Life existent, souvent sous forme d’anthologies incluant les deux extensions évoqués ci-dessus ou bien d’éditions spéciales aux contenus variables, au point qu’on pourrait les compter jusqu’à en devenir fou d’ailleurs, mais le meilleur moyen d’obtenir ce jeu consiste à s’inscrire sur Steam pour l’y télécharger en toute légalité.
La seule véritable séquelle d’Half-Life est Half-Life 2, sorti en 2004 sur PC avant de se voir porté sur consoles, de nouveau à travers plusieurs éditions différentes.
Half-Life
Valve Software, 1998
Windows, entre 1 et 10 € (occasions seulement)
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