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Obscurité (51)

Publié le 01 octobre 2010 par Feuilly

Ils contournèrent Narbonne par le Nord, traversant des dizaines de petits villages charmants, dont les terminaisons étaient toutes en « an » : Marcorignan, Moussan, Védilan, Coursan, Nissan… L’enfant, qui était observateur, en fit la remarque. Ce qui l’étonnait le plus, c’était le fait que d’habitude, dans le Sud, tous les noms finissaient en « ac » : Beynac, Bergerac, etc. La mère, qui avait décidément de la culture, et qui avait dû étudier tout cela dans une autre vie,expliqua que ce « ac » provenait du suffixe gallo-romain « acus », autrement dit d’une terminaison gauloise latinisée. Par contre, les noms en « an » venaient plutôt du suffixe latin « anus » comme dans Perpignan, Lézignan, Frontignan (domaine de Frontinius) etc. Elle ajouta que lorsque le nom était féminin (villa de Marinius), on avait alors le suffixe « agne » en français : Marignane. Évidemment, il ne fallait pas confondre les noms en « an », d’origine latine, avec ceux en « ens », très courants dans l’Aude, et qui, eux, étaient d’origine wisigothique. « Bien entendu, tout le monde sait cela » dirent les enfants. Et ils éclatèrent de rire car à vrai dire ils n’avaient absolument rien compris à toutes ces explications savantes. La mère elle-même finit par rire de ses propos car elle se rendait bien compte que c’était un peu ardu pour leurs jeunes esprits.

Tout en conduisant elle se mit à penser aux années de ses études. C’est vrai qu’elle avait appris des choses fabuleuses, mais qui finalement ne lui avaient jamais servi à rien. D’un autre côté, c’était d’autant plus beau que c’était inutile, comme aurait dit Théophile Gautier… Il n’empêche qu’elle conservait une certaine nostalgie de ce temps-là. Tout y était plus simple. Elle n’avait pas vraiment de responsabilités, sauf évidemment le fait de s’occuper de son avenir en menant ses études à terme. Et voilà où elle en était aujourd’hui. En fuite avec deux enfants qui n’étaient pas du même père, sans emploi, bientôt sans argent et ne sachant où aller. Il restait le Massif central, oui. Elle espérait quand même bien y trouver un point de chute, dans un village discret. Mais n’était-ce pas une illusion de plus ? Probablement.

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Comme il allait être midi et que tout le monde commençait à avoir faim, elle arrêta la voiture près d’un endroit tout à fait charmant. La route traversait un petit canal bordé d’arbres et cela aurait été dommage de ne pas profiter de cette aire de pique-nique naturelle. On sortit les victuailles et on alla s’installer à l’ombre des platanes. Il faisait toujours aussi chaud et le soleil d’août continuait de briller de tous ses feux. On discuta de choses et d’autres et l’atmosphère, petit à petit, se détendit. Bon, c’était vrai, ils ne se sentaient plus vraiment en vacances, à cause de tous ces touristes qui remontaient en masse. Mais bah, puisqu’ils ne pouvaient pas rejoindre leur vraie maison, tout là-haut, et bien ils n’avaient qu’à faire comme s’ils étaient du coin. Ah ça, ils étaient condamnés à rester dans le Sud ? On allait voir ce qu’on allait voir. Ils allaient vite s’adapter et dans six mois on ne les distinguerait plus des natifs de la région. Finalement c’était une douce condamnation que de devoir vivre dans un pays magnifique où il faisait toujours bon. Et comme il fallait prendre au plus vite les us et coutumes du Midi, on décida, après le repas, de faire une sieste. Cela compenserait le lever matinal d’aujourd’hui à six heures.

Tout le monde ferma les yeux. On entendait les cigales qui chantaient avec entêtement et parfois les feuilles des arbres qui bruissaient sous une légère brise. Mais l’air était chaud, vraiment chaud. Torride même. Pauline s’endormit la première, puis ce fut le tour de l’enfant. La mère, elle, ruminait ses ombres pensées habituelles et elle se demandait bien comment elle allait s’y prendre pour trouver un lieu où habiter en toute discrétion. Et puis, trouver un tel lieu, ce n’était déjà pas facile, mais il fallait en plus dénicher une maison à louer. Et avec quoi allait-elle la payer, cette maison ?

Pour cela il lui faudrait travailler, mais dans le milieu agricole, elle ne voyait pas trop à quoi elle pourrait se rendre utile. Certes elle connaissait bien la toponymie romane et elle aurait pu parler pendant des heures des étymons latins ou des substrats wisigothiques, mais ce n’était pas fort utile lorsqu’il s’agissait de traire une chèvre ou de s’occuper de la vigne. Elle avait beau réfléchir et tourner toutes les idées possibles dans sa tête, elle ne voyait toujours pas comment elle allait faire. A la fin, elle finit par s’endormir comme les autres, vaincue par la chaleur écrasante et par toutes ses heures de conduite dans les petites routes difficiles.

 

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L’enfant rêvait. Une fois de plus, il voyait sa sœur en train de nager dans un plan d’eau. Cette fois, ce n’était plus une oasis en plein désert, même s’il faisait très chaud, mais une rivière encaissée entre de hautes falaises. Elle nageait et, comme chaque fois, elle s’amusait d’abord follement, puis finissait par disparaître, emportée par le courant. La mère, sortie on ne savait d’où, se jetait à l’eau pour tenter de la sauver, mais elle disparaissait à son tour. L’enfant, cependant, se rendait compte qu’il rêvait et il se disait qu’il ne devait pas s’inquiéter, que personne n’était mort, que ce n’était qu’un songe, comme les autres fois. En attendant, il restait seul, entre les grandes parois des falaises chauffées à blanc par le soleil et sa solitude lui pesait. Il rêvait et il le savait, mais en même temps il se demandait ce qu’il allait devenir, là, coincé le long de cette rivière meurtrière et de ces parois verticales et lisses qui ne lui laissaient aucune chance de réussir la moindre escalade. Littéralement pris au piège, ne voyant aucune issue, il perdait tellement courage qu’à la fin il s’assit le long de la berge, désespéré. C’est alors qu’il entendit juste derrière lui un gros chien aboyer. Il sursauta et ouvrit les yeux pour de vrai.

Il était là. A cinq mètres de lui, peut-être, pas davantage. Un énorme chien-loup tout blanc, assis sur son arrière-train et qui les regardait tous les trois. L’enfant se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait plus. Mais non. Le petit canal était là, les arbres aussi. Quant à sa mère et à Pauline, elles venaient également de se réveiller. Tous regardaient l’animal, se demandant ce qu’il allait faire. Mais il ne faisait rien, rien que les regarder attentivement, de ses grands yeux intelligents. Soudain il se leva, s’éloigna de quelques pas, se retourna une seule fois, puis se mit à suivre le petit chemin qui longeait le canal, trottinant sans bruit sur ses pattes souples et ne se souciant plus d’eux. Il y avait tellement de dignité dans sa démarche, tellement de noblesse, qu’il ressemblait à un dieu primitif, sauvage et énigmatique, qui serait sorti de la nuit des temps.

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Ouf, ils avaient eu peur, quand même. Qu’auraient-ils bien pu faire si cette bête les avait attaqués sans prévenir ? A voir sa corpulence et sa puissance, inutile de se demander qui aurait été le vainqueur. Le fait qu’il ressemblait à un loup n’avait rien pour rassurer non plus, évidemment. En fait, c’est toute la peur ancestrale du loup-garou qui était ressortie là, en un instant. Elle venait de loin, du plus profond des âges, du temps des premiers hommes et là, tout à coup, elle avait resurgi subitement, comme au premier jour de la création du monde. C’était la bête des contes de leur enfance, qu’ils venaient de voir, celle du Gévaudan ou d’ailleurs. Les siècles ou les millénaires pourraient bien passer, rien n’enlèverait cette peur du cœur de l’homme car derrière le loup, c’est la mort qui se cachait et qui rodait. « Bah, ce n’était finalement qu’un beau grand chien » hasarda la mère. « Nous avons été surpris parce quenous dormions, c’est tout. » Elle tentait de rassurer les enfants comme elle pouvait, mais au fond d’elle-même elle savait qu’elle mentait. Ce superbe animal tout blanc avait quelque chose d’énigmatique et il lui semblait être porteur d’un message. C’était un peu comme si elle avait vu un fantôme sorti tout droit d’un tombeau.

On rangea dans la voiture tout ce qui traînait et on ne tarda pas à partir. Un peu plus loin on traversa le canal du Midi puis on monta plein Nord vers la Montagne noire. Ils n’eurent aucun mal à trouver une place dans le camping qu’ils choisirent car il ne restait plus que quelques tentes dispersées dans un terrain immense. Les vacanciers étaient vraiment partis, il n’y avait pas de doute à avoir. Cette nuit-là il y eut un orage très violent dont l’enfant se souviendra plus tard. Le contraste entre la belle journée ensoleillée et chaude qu’ils venaient de connaître et les trombes d’eau qui s’abattirent sur eux vers deux heures du matin était saisissant. Impossible de fermer l’œil, évidemment. Les tentes bougeaient dans tous les sens sous le coup des bourrasques et en contrebas on entendait le bruit d’une rivière en furie, dont le niveau devait avoir monté très rapidement. Pauline essayait bien de parler avec sa mère, qui était dans la tente voisine, mais le bruit de la pluie était tel qu’il était impossible de s’entretenir de quoi que ce soit. Se sentant seule, elle se réfugia dans les bras de son grand frère, où elle se blottit comme dans un nid douillet. Celui-ci était tout ému de cette intimité soudaine et quelque part il se sentait important à cause du rôle protecteur qu’on lui faisait jouer. Plus tard, bien plus tard, il se souviendrait du petit visage apeuré de Pauline, qu’il apercevait chaque fois qu’un éclair zébrait le ciel, et il finirait paradoxalement par considérer ces instants comme des moments de pur bonheur.

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Sa sœur portait toujours un pyjama bleu à rayures blanches et c’est là, au milieu de la tempête et alors qu’il la tenait dans ses bras, qu’il se souvint subitement où il avait vu le même. C’était celui dont était vêtue son amie musicienne, là-bas dans la Creuse, quand il était allé la réveiller très tôt le jour de son départ forcé. Il n’avait jamais fait le rapprochement auparavant. Et voilà que cette scène des adieux, qu’il croyait avoir oubliée, lui revenait avec une netteté prodigieuse. Il revoyait ce pyjama, qui laissait deviner la poitrine de la jeune fille, son regard à elle, le trouble qu’ils avaient ressenti tous les deux… Et voilà que sa petite sœur, colée à lui par la peur, était habillée de la même façon. Il ne savait plus que penser et il finissait par tout confondre.  

Le lendemain, c’est par un temps gris qu’ils prirent la route. La mère avait considéré que la région de la Montagne noire n’était pas assez déserte à son goût. Les enfants firent pourtant remarquer qu’on n’y voyait pas grand monde, mais il n’y eut rien à faire. Elle voulait s’éloigner le plus possible de la grande plaine languedocienne et aller se perdre dans un endroit où personne n’aurait idée d’aller les chercher. Ils se retrouvèrent donc dans l’Aveyron et traversèrent les grands Causses. Le paysage était impressionnant. Ce n’était partout qu’un désert pelé avec de temps à autre une ferme isolée qui venait rompre la monotonie du paysage. Les enfants pensaient que la mère allait s’arrêter là, car jamais on ne trouverait un endroit aussi peu peuplé. A vrai dire, on avait même l’impression qu’il n’y avait personne. Mais non, on continuait à rouler. Qu’est-ce qui ne convenait pas ici ? Ils auraient pourtant été bien… Non, c’était trop à découvert, ils allaient attirer l’attention. Il fallait un petit village obscur, enfoncé au creux d’une vallée et de préférence au milieu des bois. Ben ça alors ! Et elle comptait le trouver où, ce fameux village ? C’était cela le problème, elle n’en avait pas la moindre idée. Il fallait donc d’abord le chercher.  

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