La question soulevée par le titre de cet article peut paraître inattendue, voire ubuesque. Cependant, l’Histoire nous montre que le Communisme, dans sa pratique, a presque toujours fait preuve de méfiance, voire d’hostilité envers le libre exercice de la sexualité, quelque forme qu’il prît.
Sans doute pourrait-on étendre cette hostilité à d’autres mouvements de gauche. Le philosophe Pierre-Joseph Proudhon, que l’on présente souvent comme le père de la mouvance libertaire, professait, sur la question, contrairement à Charles Fourier, un conservatisme qui pouvait rivaliser avec celui de l’Eglise de son temps et le puritanisme qui sévissait au XIXe siècle. Proudhon ne concevait la sexualité que dans le strict cadre du mariage fécond et classait toute forme de libertinage ou de recherche d’une liberté sexuelle parmi les « vices » intrinsèques, pensait-il, à la classe dirigeante du Second Empire… et aux femmes ! Il manifestait en outre, surtout sur la fin de sa vie, une véritable obsession contre l’homosexualité dans laquelle plusieurs historiens voient aujourd’hui un rejet de ses propres désirs et de ses expériences de jeunesse.
Comme je l’avais écrit dans un article de Philosophie Magazine, le puritanisme de Proudhon freina sans aucun doute la veine créatrice érotique de Gustave Courbet, lequel ne peignit ses nus les plus explicites (La Femme au perroquet, L’Origine du Monde et Le Sommeil) qu’après la mort de son ami. Une lecture attentive de trois ouvrages importants du philosophe, De l’art et de sa destination sociale, La Pornocratie ou les femmes dans les temps modernes et enfin De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise apporte un éclairage sur la radicalité de sa pensée en la matière. De nos jours, apparaissent d’autres courants d’une gauche non communiste, mais moralisatrice, bien-pensante, qui, sous couvert de respect de la dignité humaine, d’ordre juste ou de protection des mineurs, condamnent la « pornographie » – notion toujours délicate à définir – et le discours sexuel jusque dans la publicité et les œuvres d’art dont ils approuvent la censure, s’opposant ainsi aux valeurs libertaires nées à la fin des années 1960.
Pourtant, dès la Révolution russe de 1917, un espoir s’était fait jour d’une liberté sexuelle que le changement de régime aurait pu favoriser en se démarquant de la morale religieuse traditionnelle. L’une des théoriciennes de ce mouvement, Alexandra Kollontaï (1872-1952), qui fut la première femme ministre d’un gouvernement, dut subir de vives attaques, tant de Trotski que de Lénine, qui, redoutant qu’elle ne produisît un chaos social, qualifièrent sa conception de la liberté sexuelle et de l’émancipation de la femme de « décadente ». Parallèlement, à un groupe de jeunes qui l’interrogeait sur le même sujet, Lénine fit une réponse sans ambigüité : il leur conseilla de réserver leur énergie à l’action politique et aux tâches productives, et d’en dépenser l’éventuel trop plein dans des activités sportives, en particulier la natation…
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le PC italien adopta une position tout aussi conservatrice et calquée sur le modèle stalinien, fondée sur une morale rigide et la stabilité d’un mariage fécond, mettant en exergue les bienfaits d’une vie « sévère et honnête », par opposition à une vie dite « dissolue ». Don Camillo et Peppone marchaient donc sur cette voie main dans la main… En France, Jeannette Thorez-Vermeersch, farouchement opposée au Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, partit en guerre contre le contrôle des naissances, qu’elle qualifiait de « vice de la bourgeoisie » dans un article de 1956. Plus tard, elle publia une série de chroniques affichant un conservatisme moral de dame-patronnesse si déphasé par rapport aux aspirations de la société qu’il choqua nombre de militants et de cadres, dont Pierre Juquin. Le Communisme chinois ne se démarque pas, jusqu’à nos jour, de cette morale rigide qui voit dans la sexualité et l’érotisme le ferment d’un chaos. Sa politique de filtrage des contenus « pornographiques » de la toile en témoigne, bien qu’il faille, sur ce point précis, rester prudent et ne pas trop rapidement lui jeter la pierre, car une grande démocratie, l’Australie, a mis en œuvre un programme de blocage des sites « jugés mauvais pour la santé de la Nation » (incluant la «pornographie») dont le but est tout à fait similaire. Et le reste de l’Occident ne semble plus à l’abri d’une telle initiative.
Le domaine de l’art n’échappait naturellement pas à la rigueur morale communiste qui s’exprimait sans retenue à son égard. L’art officiel excluait toute référence érotique et les créateurs – plasticiens ou écrivains – qui s’étaient engagés dans cette voie se voyaient sévèrement réprimés et exclus du Parti. A titre d’exemple, les Communistes français manifestèrent leur incompréhension à l’égard des dernières œuvres de leur compagnon de route Picasso, à l’érotisme débridé. On voulut voir dans ces créations, faute de mieux, un signe de sénilité !
Dans un tel contexte, on imagine la perplexité dans laquelle furent plongés les officiers de l’armée Rouge qui pillèrent à la fin de la guerre les coffres des banques de Budapest lorsqu’ils ouvrirent la caisse dans laquelle était emballée L’Origine du monde de Gustave Courbet, toile qui appartenait alors au grand collectionneur et mécène hongrois Ferenc Hatvany…
La Chine, dont la culture plusieurs fois millénaire reste influencée par la notion d’harmonie née du confucianisme, a résolu cette question d’une manière assez étonnante, dont je me suis trouvé le spectateur involontaire. J’avais été assez étonné qu’un éditeur chinois se fût intéressé à mon essai sur L’Origine du monde, tant son thème me semblait, dans ce pays, à la frontière de l’acceptable. Si les éditions française, italienne et espagnole affichaient le tableau sur leur couverture, il me paraissait impensable qu’il figurât sur celle de la traduction chinoise. Or, il y a quelques temps, j’ai reçu plusieurs exemplaires de ce livre. Avec une subtilité propre à l’Empire du milieu, le tableau n’apparaît pas, une photo du peintre le cache. Dans le même esprit, la toile qui, est-il besoin de le rappeler, représente, peint en technique réaliste, un sexe de femme, ne figure pas davantage dans le cahier d’illustration, lequel s’enhardit toutefois à reproduire, en très petit format, Le Sommeil, tableau ouvertement saphique.
Et voilà comment l’édition - bien réalisée, pour autant que je puisse en juger, dans la mesure où je ne lis pas le chinois - d’un essai entièrement consacré à l’histoire d’un tableau mondialement connu parvient à éviter toute représentation du tableau lui-même, comme s’il avait été dissout… André Breton avait inventé le « poisson soluble » à travers l’écriture automatique ; dans le Manifeste du surréalisme, il avait précisé « l’homme est soluble dans sa pensée ». De la même manière, on peut finalement se demander si le sexe ne serait pas soluble dans le Communisme…
Illustrations : Pierre-Joseph Proudhon, photographie - Alexandra Kollontaï, photographie - Couverture de l’édition chinoise de L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet.