Sindbad le Marin : 7 péchés capiteux
Schéhérazades des temps modernes, Ali Babas des cités et Sindbads survoltés… Toute bonne pérégrination littéraire nous les aura fait rencontrer, ces êtres hybrides, fardés à la mode des Mille et une nuits. Grandioses ou miséreux, ils forment une communauté de pauvres hères, sans époque ni patrie, aux amours compliqués, aux aventures corsées. Avec son dernier roman, Amours et aventures de Sindbad le Marin, sélectionné pour le prix Renodot, Salim Bachi offre un nouveau membre à cette société. Tout en poésie, le fameux marin du conte devient un témoin de la déchéance du monde contemporain.
Depuis son premier roman, Les Chiens d’Ulysse, et jusqu’au Silence de Mahomet, Salim Bachi a développé un tissage subtil, et bien personnel, de mythes et de réalités. Son nouvel opus, sans doute le plus abouti d’une oeuvre déjà considérable, vient prouver toute la délicatesse, et toute l’intelligence de son art. Sindbad, « biznessman » manqué, originaire d’une cité d’Orient déglinguée au nom évocateur d’une gloire passée, Carthago, entretient des rapports obscurs avec son homonyme des Mille et une nuits, aussi bien qu’avec un présent qui se délite. Il ère alors, entre légende et triste actualité, sans but, avec la seule tentation d’un bonheur aux contours indistincts.
Et cette félicité, par une ironie du sort, le voyageur oriental vient la chercher en Occident, et non dans l’Océan indien comme dans le récit d’origine. Cette distorsion permet d’introduire, subtilement, une réflexion sur les rapports entre Orient et Occident, en évitant tout manichéisme. Rejoignant les nombreuses réflexions qui accompagnent la célébration du cinquantenaire des Indépendances, Salim Bachi, à travers sa réécriture, dresse le constat plutôt accablant d’une dépendance totale des anciennes colonies, jusque dans la recherche de l’harmonie personnelle. Car c’est bien de cela dont il est question : au lieu d’oiseaux griffons, de cannibales et d’autres créatures plus ou moins monstrueuses, Sindbad le « biznessman » ne rencontre au cours de ses sept voyages que des femmes, autour desquelles se concentrent toutes ses aventures.
Faut-il voir cette évolution comme le signe d’une décadence, d’un tarissement de l’imaginaire de la société dépeinte, en l’occurrence, la notre? C’est probable, bien que l’interprétation demeure ouverte, à l’image de l’idée d’infini, consubstantielle aux Mille et une nuits. Salim Bachi poursuit en fait le travail d’Antoine Galland (1646-1715), premier traducteur français des Voyages de Sindbad, qui avait été frappé en son temps de la portée actuelle du personnage, et en avait déjà modifié les traits, accentuant son libertinage. Mais ce Sindbad-là fait figure d’amateur à côté de celui de Salim Bachi, atteint d’une véritable frénésie amoureuse. Drôle de prisme que la gente féminine, pour une vision de l’Europe !
Autre transformation, pleine de sens : celle de l’interlocuteur du marin, bien moins anodin que le pauvre portefaix de la version originale, puisqu’il s’agit d’un des Dormants d’Ephèse, sorti de sa caverne après des milliers d’années. Commune aux chrétiens et aux musulmans, cette légende qui encadre le roman résonne comme un appel à la réconciliation, mais aussi, peut-être, comme l’annonce d’un jugement imminent, le notre. Sas d’un apocalypse ou d’une félicité, on ne saurait trop dire, ce roman fait éclore toute la beauté du doute, et de la frontière.
Amours et aventures de Sindbad le Marin
Gallimard, septembre 2010
271 p.
17, 90€
Anaïs Héluin