N’Dongo : apôtre des contrebandiers du verbe
Mamadou Mahmoud N’Dongo est un homme polyvalent. Cinéaste, écrivain, photographe : les arts lui sourient, et lui le leur rend bien. Pourtant, il ne les regarde pas sans méfiance, ni sans une pointe d’amusement. Et avec bien peu de condescendance. Car, englués dans un monde régi par les cultes de l’argent et de l’apparence, tous deux thèmes centraux des textes de l’auteur, les arts ont vite fait d’être gagnés par l’atmosphère ambiante. Dans son cinquième livre, La géométrie des variables, le cynisme de l’écrivain persuadé du déclin des belles lettres atteint son apogée, en même temps qu’il finit de sceller l’originalité d’une œuvre à l’intelligence rare, et à l’humour noir à l’arrière-goût de fin du monde.
N'Dongo par Agnès Lebeaupin
« L’antisémitisme est la réponse à la xénophobie juive ». Ouvrant le roman, cette citation de la pièce de Lionel Seligmann, Les Noces de Wolkelstein, donne le ton de l’humour bien particulier de N’Dongo. Loin d’un comique facile, le roman ne provoque pas un rire viscéral, mais plutôt un sourire de connivence, celui de l’initié ou de l’ami qui comprend une blague obscure pour la plupart. Partagée par les deux protagonistes principaux, cette complicité passe avant tout par la citation, et par des références culturelles aussi diverses que pointues. De Bill Clinton (« il vaut mieux avoir l’air bien que se sentir bien »), à Odette Joyeux (« Vaut mieux être belle qu’intelligente, parce qu’il y a plus de cons que d’aveugles »), en passant par Goethe (« L’injustice est préférable au chaos »), les bonnes phrases fusent, sans pour autant relever de la pédanterie.
En effet, tout cela n’est dit qu’avec le ton de celui qui n’est pas dupe, et peut-être même avec la modestie de celui qui sait ne pas pouvoir dire mieux. Tout cela pour dire que le sujet principal de La Géométrie des variables, c’est le langage. Le titre, trompeur pour qui n’a pas lu le roman, révèle d’ailleurs l’importance de ce thème. Quand Pierre Alexis de Bainville affirme, péremptoire, que « la langue c’est la continuation d’une frontière… La langue c’est la géométrie des variables… », tout est dit, et si bien dit que le roman peut se clore quelques pages après. Drôle d’équation ! Quand la langue est réduite à un outil mathématique, elle peut tout aussi bien devenir arme de guerre que chair à canon…
En plus de déplorer l’appauvrissement des arts et du langage, N’Dongo en dénonce l’aliénation par la politique. A travers le parcours de deux communicants politiques, Pierre-Alexis comte de Bainville et Daour Tembely, les coulisses du pouvoir sont exhibées. Inconnus de l’Histoire, les deux hommes sont des rainmakers parmi d’autres, de ceux qui font la pluie et le beau temps des hommes politiques, ou qui du moins ont tout l’air de s’y employer. Car Plus encore qu’expert en géopolitique, le duo de choc est passé maître dans l’art de la simulation, et du cynisme. Tout leur échappe, ils sont le jouet de forces qui les dépassent. Persuadés d’une seule chose, à savoir que « la vérité historique, c’est quand un mensonge est accepté par le plus grand nombre », les figurants professionnels s’abritent derrière un humour qui est moyen de résistance, mais aussi de survie contre l’absurdité du monde.
Sans distinction entre Orient et Occident, toutes les nations sont ébranlées, et tous les politiciens des années 80 à nos jours sont bombardés à coups de maximes incisives. Les artistes ne sont pas non plus épargnés : pire, ils sont à peine distingués des bureaucrates divers et variés qui peuplent le roman. Leurs phrases, leurs films et leur musique n’existent plus pour eux-mêmes : ils sont eux aussi des instruments politiques, bien utiles à l’occasion de grandes célébrations, telles que l’anniversaire de la chute du mur de Berlin. La construction circulaire du roman, qui s’ouvre et se ferme sur la mention de pièces de théâtre, dit à elle seule cette imbrication des arts et de la politique, signe d’une catastrophe en gestation. Celle du tarissement de l’imaginaire, et, par conséquent, de l’humanité. Il n’en reste déjà plus que des bribes, des lambeaux, à l’image des courts textes qui composent le roman, tels des flashs braqués sur une vérité honteuse… Pourtant on ne tombe jamais dans un pessimisme absolu : le talent existe encore, et La géométrie des variables en témoigne, avec force.
Mamadou Mahmoud N’Dongo, La géométrie des variables, Gallimard, 301 p., 19, 50 €