Rayhana : la voix des femmes qui se cachent pour vivre
« A mon âge je me cache encore pour fumer ». Cette phrase qui sonne comme un aveu, titre de la dernière pièce de Rayhana, vient donner au Théâtre de l’Epée de bois un parfum d’intimité. Dans le cadre du festival Automne à tisser, neuf femmes viennent se mettre à nu, corps et âmes. A Fatima, Zaya, Mme Mouni, Nadia, Louisa, Aïcha, Latifa, Myriam, Samia, qui composent un superbe hommage à leur pays, et bien plus : un hymne à la féminité, dans ce qu’elle a de plus universel.
Un moment de répit. Le corps d’une femme se détend, se dévoile. A l’abri des regards, Fatima se fout des bienséances. Mieux, elle leur fait un pied de nez, leur crache la fumée de sa cigarette à la figure. Ultime provocation, dans une société où les attitudes sont codées à l’extrême, et où fumer est réservé à l’homme, seul aussi à avoir le droit de penser, de s’exprimer. Et comme les visages masculins se couvrent de barbe, que leur anatomie se perd dans la djellaba, les libertés féminines ne semblent pas promises à un brillant avenir… Pourtant, au hammam, les langues se délient, laissant place à un flot de paroles trop longtemps retenues. Alors, après la censure, la luxure ? N’exagérons rien : si les propos sont crus, si les anecdotes ne s’embarrassent pas de circonlocutions, c’est tout simplement que la vie est là, plus forte que toutes les entraves, que toutes les violences.
Tandis que Fatima, que l’on découvre employée de l’établissement, s’est relevée pour balayer le sol, les clientes se succèdent. Durant la première partie de la pièce, chacune y va de son histoire. De courtes scènes de dialogue se suivent, entre Fatima, la travailleuse désabusée, et ses clientes. Samia, masseuse du hammam et figure centrale de la pièce, participe pour beaucoup à la rapidité de l’ensemble, elle qui s’enthousiasme à l’idée de se marier, elle qui a déjà 29 ans et qui commence à désespérer ses parents. Mais son énergie, sa naïveté, se heurtent bien souvent à de la froideur, à celle de Fatima notamment, qui tente de refroidir sa jeune collègue par un cynisme à toute épreuve, et par des propos on ne plus imagés, tels que : « Moi, mon homme, je préfèrerais qu’il se vide dans un cafard »… C’est dire si les duos féminins sont antithétiques ! Imaginez alors ce que peut donner la réunion de toutes ces femmes aux caractères contrastés : une toilette pour le moins agitée !
Car elles finissent par partager la scène, même si les neuf comédiennes ne l’occupent jamais toutes à la fois. Massage, lavage, séchage : le rituel du hammam s’accomplit, selon des règles bien précises. La configuration de la salle en pierre du Théâtre de l’Epée de bois se prête à merveille à cette cérémonie tout sauf religieuse. Avec ses deux arches trouées dans la pierre, la salle a des airs d’austérité tempérés par la possibilité d’entrer et de sortir librement, du moins pour les femmes. Ces deux entrées sont alors investies d’un sens profond, qui tient de la sacralité. L’entrée de chaque femme marque une séparation nette entre le dedans et le dehors. Après déshabillage, toutes sont égales dans leur nudité : les hiérarchies sont abolies. Aussi, si elles manient leur bassines d’eau, se frottent et s’épilent, tout cela ne semble que prétexte à la discussion, et à la célébration d’une féminité en danger.
C’est d’ailleurs autour d’une menace masculine qu’est construite la pièce. La mise en scène suggère parfaitement la présence-absence des hommes dans ce lieu qui leur est interdit. Le spectacle s’ouvre sur l’irruption d’une femme poursuivie par son frère pour être tombée enceinte hors mariage, hors de la loi du père. Si cette future mère, sur le point d’accoucher, disparaît de la scène pour ne plus y revenir, des allusions rappellent sa présence, et donc celle de l’homme ivre de colère. De plus, bien que courte, cette apparition de la réfugiée nous aura permis de reconnaître Rayhana, l’auteure de la pièce. Comme pour nous dire que derrière les rires et les pleurs de ses personnages, une réalité affleure, et que son visage pourrait bien être plutôt anguleux. Pourtant, l’art des nuances l’emporte. Grâce à une distribution parfaite, qui permet à chaque actrice de trouver sa place dans un tableau foisonnant, le flux de la vie est rendu sensible, avec ses hauts et ses bas, ses extases et ses peines.
A mon âge je me cache encore pour mourir, de Rayhana
Mise en scène et scénographie : Fabian Chapuis, assisté de Stéphanie LabbéAvec : Marie Augereau, Géraldine Azouélos, Paula Brunet Sancho, Rébecca Finet, Catherine Giron, Maria Laborit, Taïdir Ouazine, Rayhana, Elisabeth VenturaLumières : Frank Michallet
Silhouette et régie plateau : Frédéric Meille
Vidéo : Bastien CapelaMusique : Arve Henriksen et Gaâda Diwane de Béchar
Univers sonore : Pierre HussonCostumes : Rayhana et Edouard Funk
Conseil chorégraphique : Serge Ricci
Théâtre de L’Epée de Bois • Cartoucherie, Route du Champ de Manoeuvre • 75012 Paris
Réservations : 01 48 08 39 74
Du 21 au 26 septembre 2010, mardi, mercredi, samedi à 21 h; jeudi et vendredi à 19 h, et dimanche à 18 h
20 € | 14 €