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Nutrition forcée

Publié le 30 septembre 2010 par Samiahurst @samiahurst
Nutrition forcéeJ'ai été prise ailleurs ces temps, car le corps médical suisse vit en coulisse ce qui pourrait être sur le plan éthique une des situations les plus difficiles de ces dernières années. A la surface, un cas qui commence à véritablement énerver l'opinion (si on en croit les commentaires en ligne): le cas extrêmement déchirant du prisonnier gréviste de la faim Bernard Rappaz.
Derrière cette histoire à rallonges, une question qui prend désormais directement les soignants à partie. Dans une décision annoncée fin août, le Tribunal fédéral estime qu’il incombe aux autorités d’exécution des peines d’ordonner une alimentation forcée envers un détenu gréviste de la faim.
Alors si c'était vous, le médecin à qui l'on ordonnait de nourrir de force un prisonnier? Que feriez-vous? Sans doute que cela dépendrait. Un tas d'instances nationales et internationales se sont penchées sur cette difficile question, et leur réponse est toujours la même: on doit prendre un soin immense à explorer tous les paramètres d'une situation de ce genre, mais si on a fait ce travail et qu'on est satisfait que le prisonnier refuse véritablement la nourriture, et prend sa décision librement et avec lucidité, alors on ne peut pas le nourrir contre son gré.
On ne peut pas non plus, jamais, le nourrir véritablement de force. Cela impliquerait de l'attacher, peut-être de l'endormir, de lui enfoncer une sonde dans l'estomac...et de recommencer encore et encore tant que sa volonté resterait inchangée. Un traitement inhumain et dégradant. Dans les années 70, des prisonniers en Irlande du Nord ont ainsi été nourris de force pendant des mois. La Cour Européenne des Droits de l’Homme a confirmé à au moins deux reprises que la réalimentation forcée constituait un traitement proche de la torture quand il impliquait d’entraver un prisonnier et de lui insérer de force une sonde de gavage. Je vous épargne la description des faits, car c'est assez difficile à soutenir. Pour les curieux, ces cas s'étaient déroulés en Ukraine et en Moldavie. Lors d’un autre recours (Turquie cette fois), cette même Cour a jugé que le décès d’un détenu, suite à une grève de la faim, ne constituait pas une transgression des droits humains dans la mesure où il avait eu accès en prison aux mêmes soins qu’à l’extérieur.
Mais alors que faire si vous êtes médecin et qu'une autorité vous ordonne de procéder? Le dossier spécial du Bulletin des Médecins Suisses de cette semaine se penche sur la question, et propose un article d'analyse, des prises de position, plusieurs courriers, des extraits des directives nationales et internationales. C'était important de faire ce point. Il y a quelques années, des auteurs américains qui avaient en tête des cas de Guantanamo avaient écrit ceci:
"Les médecins prenant soin de patients qui font une grève de la faim peuvent être placés dans une position de double loyauté ; par exemple, répondre aux obligations de la prison ou du gouvernement, qui peuvent êtreen conflit direct avec les meilleurs intérêts dupatient. Le devoir du médecin envers le patient est toujoursla priorité la plus élevée. Toutes lesrègles légales et éthiques pour traiterles grévistes de la faim demandant la coopérationdes médecins, ceux-ci peuvent et doivent prévenirl'alimentation forcée de prisonniers en possession deleurs moyens en refusant d'approuver ou de participer. Cetteaction, naturellement, demandera des organisations professionnellesmédicales et légales pour soutenir à fondles médecins des prisons, y compris les médecinsmilitaires, qui suivent les règles de l'éthique médicaleet des Droits de l'homme."
En prenant position contre l'alimentation forcée, les organisations professionnelles suisses remplissent donc cette responsabilité. Reste à voir ce qui se passera dans les fait si, comme c'est probable, on se retrouve prochainement devant un prisonnier gréviste de la faim en danger sérieux. Car être pris entre sa déontologie professionnelle et l'injonction d'une autorité n'est jamais une situation facile.
En fait c'est précisément le genre de situation qu'un état de droit cherche habituellement à éviter. Dans les faits, l'utilisation de la médecine comme outil du pouvoir de l'état est surtout associée avec des problèmes comme l'incarcération psychiatrique d'opposants politiques, ou la participation médicale à la torture, ou à la peine capitale. Mais même aux États-Unis, où la participation médicale à la peine capitale fait l'objet de controverses importantes, aucun médecin n'a jamais été condamné pour avoir refusé d'y participer.
Il serait profondément dommage qu'autour du 'cas Rappaz' la Suisse établisse un principe d'asservissement de la médecine comme outil du pouvoir, si légitime que soit ce pouvoir par ailleurs. Ce serait là un précédent que l'on associe plus volontiers avec des états irrespectueux de la liberté individuelle et des droits humains. Et comme le prisonnier autour duquel tourne toute cette histoire se décrit comme un ancien soixante-huitard, ce serait en même temps une conséquence profondément paradoxale de ses actes.

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