Les revues aiment l’élégance souvent chorégraphiée des lignes, ces traits continus allongés, visibles ou virtuels, qui conduisent la pensée parmi l’articulation des matériaux verbaux : langues version prose, ou poésie. Cette fois-ci, la ligne annoncée a choisi le singulier, l’absence de déterminant se résolvant en un chiffre directement ouvert sur un imaginaire pluriel. Nous sommes transportés, véhiculés, promenés au sein de quartiers qui délimitent un espace et un paysage, un temps aussi, pour la pensée ; et ce au risque du poème, de l’installation, du journal, du dessin, de la photographie, de la lettre ou encore du schéma. Treize comme le nombre de textes réunis dans ce premier volume, autant de stations à partir desquelles fixer un certain état des poésies actuelles ? Comme la projection d’une collection qui comportera, peut-être, treize numéros ? Treize autour de la table d’écriture, sur une scène/Cène athée, qui a pris acte que le malheur et le sacrifice sont propres à l’humain, et que la résurrection des Livres est le produit de travaux spécifiquement incarnés, ici, maintenant ?
Ce premier numéro est illustré par les dessins toujours vifs de François Matton. La première de couverture, sobre, représente une pirogue blanche sur fond noir, engin déserté, vide, prêt à naviguer, qui invite au voyage, à la descente et à la remontée, très certainement, de « Fleuves impassibles » encadrés par des « Peaux-Rouges criards ». Le lecteur, effectivement, se baigne dans un « Poème/De la Mer » déconstruit en treize chapitres, et précédé par un texte manifeste, — une « introduction » —, signé Francis Cohen et Sébastien Smirou. Son titre, « Les enjambées généalogiques », inscrit la démarche présente comme un itinéraire multiplié qui mobilise le corps et l’esprit, relie le présent à des ascendances/descendances qu’il est nécessaire de tirer, retirer, étirer. Une revue, donc, s’engageant dans les lignes autrefois dessinées par fragment, fig. et Fin, Siècle à mains, L’In-plano, Vendredi 13 (tiens tiens…), la Revue de Littérature Générale. Le sous-titre général de ce numéro inaugural propose, littéralement et dans tous les sens, de « Tirer-un-trait ». On notera, d’emblée, la présence des tirets, avatars d’une ligne réagencée, le choix d’une expression polysémique (barrer ? couper ? agencer ? dessiner ? raturer ?), et l’arrêt sur une locution qui fait, immédiatement, image(s.) La revue lance des traits jusque la philosophie (Michèle Cohen-Halimi, lectrice de Nietzsche), la photographie (Jean-Michel Fauquet), la peinture (François Martin mis en voix par Jean Daive) : l’œil écoute les mains pensantes.
Les travaux et les jours déclinés par les co-signataires du texte liminaire placent l’activité de la revue sous le signe de l’ethnographie. Les références explicites — Marcel Mauss, Bronislaw Malinowski —, le réseau lexical (« terrain », « nous observons », « nous repérons des éléments », les « informateurs », « prélevés », « travail de fiches et de notes », « collections », « osselets », « éléments saisis », « série saturante »), les actes décrits et les procédures mises en œuvre indiquent qu’il s’agit aujourd’hui d’appréhender selon quels processus le même, l’identique, le familier, le sériel se renouvellent par l’autre, l’étranger, la métamorphose et la fiction. Marie Rousset expliquera ensuite : « […] il me vient cette idée, sans doute saugrenue, de tenter de faire l’archéologie de ces pensées en plis et de classer sans suite ces superpositions de silences tout juste indicatifs, face aux questionnements non anesthésiés ni même assagis par cet amas de couches dissemblables et ressemblantes ». Le texte est un cas, une invention, un prélèvement qui invente des lieux débordant, toujours, le concept de territoire. La poésie exige le dépassement : elle se dépasse, dépasse son histoire, ses formes, outrepasse la prose, décadre la page, recadre l’image, transgresse les limites, réinstalle les barrières. Elle occupe un terrain avec lequel elle ne peut se confondre. « Conservatrice » et « délinquante », elle est impeccable, pour reprendre un adjectif cher à Jean Daive : se refusant à l’idée de faute, elle préfère parier sur l’erreur, l’essai, la tentative, les « chutes du livre » (Frédéric Forte) afin de tester ce qu’elle ignore. Elle colle au terrain, s’y réfère sans cesse, y alimente ses choix, ses prises, ses inscriptions. Elle aménage, d’ailleurs, des fictions qui revendiquent l’histoire, autres produits possibles d’une récolte qui donne formes à des inconnus dont l’équation reste encore à inventer. Le x subsiste, existe, extrait le texte, cultive la marge, défigure toutes résolutions définitives : « Sans doute pourrait-on d’ailleurs dire de la poésie qu’« a’xiste pas », exactement comme la ‘môme néant’ de Jean Tardieu ».
Chaque contribution proposée dans ce circuit mesure, évalue les formes les unes par rapport aux autres, touche la mémoire de la langue en instruisant son futur, déchiffre sans épuiser des propositions qui ne se bornent jamais à n’être que des lignes directrices. L’axe initial — « Toute ligne est un axe du monde » (Novalis) — s’est décomposé en traits d’union, marques inaugurant des passages, des trouées peut-être, qui font dialoguer les mains humaines, les espèces d’espaces et les lieux délocalisés. Traits-mythogrammes, traits-pictogrammes, traits à venir, qui établissent des images et des trésors à partir des signes, des lettres, des os, des conjonctions, des matériaux-outils, des fossiles permettant la recherche d’un futur accordé aux passés. C’est alors que la matière en segments se met à rêver. Et la revue propose, finalement, comme un nouveau roman de la langue décliné en chapitres cartographiant l’espace, imaginaire et cependant palpable, d’un certain travail de poésie. Le lecteur s’y déplace, y stationne, parcourant, immobile, du « temps qui bouge » et suit, « non une méthode, mais un simple chemin » grâce auquel il rencontre, selon Laurent Prost, « les mythes et les désirs enveloppés dans nos représentations de l’écriture et de la création ».
par Anne Malaprade
Ligne 13, n°1, printemps 2010, 13 euros.
Présentation du numéro 1 avec possibilité d’en feuilleter quelques pages
Présentation du numéro 2 à paraître en octobre